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L’Europe face aux migrations

L’Europe face aux migrations

Une politique en rupture avec les principes fondamentaux du droit d’asile

En Europe, la protection des exilés cède peu à peu la place à une logique de tri et de contrôle. Porté par le Pacte sur la migration et l’asile, le virage sécuritaire de l’Union européenne s’accompagne d’accords controversés avec des pays tiers. Derrière les discours de « gestion maîtrisée des flux », les défenseurs des droits humains dénoncent une politique qui fragilise le droit d’asile et renie les valeurs fondatrices de l’Europe.

Face aux mouvements migratoires, l’Union européenne opère un virage décisif. Loin des promesses de protection et de respect du droit d’asile formulées après la Seconde Guerre mondiale, elle privilégie désormais une approche sécuritaire centrée sur le contrôle, la sélection rapide des arrivants et la sous-traitance de la gestion migratoire à des pays tiers. Renforcée par le Pacte sur la migration et l’asile et par des accords controversés avec des États comme la Tunisie ou l’Albanie, cette stratégie marque un profond recul des garanties judiciaires et humanitaires accordées aux personnes en quête de refuge.

Derrière les discours de « gestion maîtrisée des flux », c’est une logique de tri systématique, d’enfermement à la frontière et d’externalisation de la responsabilité qui s’installe durablement. Ce changement de cap inquiète les défenseurs des droits humains, qui y voient non seulement une attaque contre les fondements du droit d’asile, mais aussi une remise en cause des valeurs fondatrices de l’Union européenne.

Pacte européen sur la migration et l’asile : un tournant réglementaire majeur

Le Pacte sur la migration et l’asile, adopté par le Parlement européen en décembre 2023 et ratifié par le Conseil européen en mai 2024, vise officiellement à harmoniser les règles en matière d’accueil, de traitement des demandes d’asile, et de retour des personnes déboutées. Il cherche à répondre aux failles du système de Dublin, qui plaçait la charge disproportionnée sur les pays en « première ligne » comme l’Italie ou la Grèce.

Pourtant, dans les faits, ce pacte institutionnalise une politique de tri : les personnes arrivant irrégulièrement sont soumises à des contrôles biométriques, d’identité, de santé et de sécurité systématiques dès la frontière. Celles qui sont originaires de pays « sûrs », ou dont les demandes d’asile ont historiquement un faible taux de reconnaissance, sont soumises à une procédure accélérée, se limitant parfois à 12 semaines. Ces procédures, bien que plus rapides, réduisent fortement les garanties procédurales, notamment le droit à un examen individuel approfondi, lequel est pourtant garanti par la Directive 2013/32/UE relative aux procédures d’octroi et de retrait de la protection internationale.

Les recours contre les décisions négatives sont limités dans le temps et dans leur portée, ce qui fait craindre une multiplication des expulsions sans examen réel des risques, en violation du principe de non-refoulement établi par la Convention de Genève de 1951.

Centres de tri aux frontières : la nouvelle norme

L’un des piliers du Pacte est la généralisation des « centres de tri » ou « zones de filtrage » aux frontières extérieures, particulièrement dans les États membres du sud de l’Europe (Grèce, Italie, Espagne). Ces centres fonctionnent comme des lieux de détention administrative où les personnes migrantes sont retenues dans l’attente d’une décision rapide. Or, ces centres suscitent de vives critiques. Pour des ONG comme Amnesty International ou le Conseil européen pour les réfugiés et exilés (ECRE), ils fragilisent le droit d’asile en limitant l’accès aux procédures régulières et en privant les demandeurs d’une évaluation individuelle conforme à la Convention de Genève.

La détention administrative prolongée sans jugement est par ailleurs strictement encadrée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui impose que toute privation de liberté soit exceptionnelle, justifiée et limitée dans le temps. Or, dans ces centres, les délais peuvent atteindre plusieurs semaines, souvent dans des conditions sanitaires et matérielles précaires.

Cette approche instaure une présomption d’illégalité à l’encontre des personnes migrantes, qui doivent prouver en peu de temps qu’elles méritent une protection. La charge de la preuve devrait toutefois incomber à l’État requérant, dans la mesure où c’est à lui de démontrer que les conditions légales d’une détention ou d’un transfert sont réunies. En droit international comme en droit européen, cette exigence découle du principe de présomption d’innocence et de la protection contre les privations arbitraires de liberté. Ainsi, selon la jurisprudence de la CEDH, il appartient aux autorités de prouver que toute mesure restrictive est nécessaire, proportionnée et conforme à la loi. Faire peser ce fardeau sur la personne migrante revient à inverser la logique de protection inscrite dans la CEDH et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Externalisation des frontières : accords avec des pays tiers

Parallèlement à la gestion interne des flux, l’UE déploie une stratégie d’externalisation, déléguant aux pays tiers la surveillance, le filtrage et parfois le retour des migrants.

Par exemple, l’accord entre l’UE et la Tunisie, signé en juillet 2023, prévoit un financement de plus d’un milliard d’euros, dont plus de 100 millions dédiés à la lutte contre l’immigration irrégulière. La Tunisie s’engage à empêcher les départs clandestins vers l’Europe, notamment via des interceptions en mer et des contrôles renforcés aux frontières terrestres et maritimes. Mais des enquêtes de terrain et des rapports d’ONG ont documenté des violations graves : expulsions collectives vers le désert, violences physiques et psychologiques, détentions arbitraires, et traitements contraires aux droits de l’Homme. Amnesty International a dès lors dénoncé ces pratiques comme une complicité européenne dans la maltraitance des personnes migrantes.

Le principe de non-refoulement s’en trouve gravement compromis, puisque ces expulsions sommaires vers des zones dangereuses sont interdites par le droit international, notamment par la CEDH.

L’accord Italie-Albanie

En novembre 2023, l’Italie a signé un accord bilatéral avec l’Albanie permettant de transférer jusqu’à 3’000 personnes migrantes par mois vers des centres installés en Albanie mais soumis à la juridiction italienne. Ces centres sont destinés à traiter les demandes d’asile des personnes interceptées en Méditerranée. Ce dispositif soulève de nombreuses interrogations : les personnes transférées ont-elles des garanties procédurales prévues par la Directive 2013/32/UE ? Pourront-elles exercer un recours effectif devant des juridictions indépendantes, conformément à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? Le Comité des droits de l’homme des Nations unies (CDH) a déjà exprimé son scepticisme quant à ce type d’externalisation, qui risque de priver les demandeurs d’asile d’un véritable accès à la justice et à la protection. Ces centres représentent une forme d’extraterritorialisation du contrôle migratoire, posant un sérieux problème de responsabilité juridique.

Une solidarité européenne à géométrie variable

Le Pacte prévoit un mécanisme de solidarité permettant aux États membres de choisir entre accueillir des demandeurs d’asile ou verser des compensations financières, fixées à 20’000 euros par personne refusée.

Ce système, présenté comme flexible, révèle en réalité les profondes fractures internes de l’UE. Plusieurs pays d’Europe centrale et orientale (Hongrie, Pologne, République tchèque) ont refusé de participer aux mécanismes de relocalisation, préférant payer plutôt que d’accueillir. Cette solidarité « à la carte » affaiblit la cohésion européenne et creuse les inégalités, laissant les pays du sud, en première ligne, subir une pression migratoire lourde et permanente.

Ce désengagement pose aussi un défi moral : la protection des personnes exilées ne peut être une question de quotas ou de bilans comptables, mais doit relever d’un engagement collectif fondé sur la Convention de Genève et les valeurs énoncées dans le Traité sur l’Union européenne.

Le droit d’asile en péril

De nombreuses organisations internationales tirent la sonnette d’alarme. Le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) a exprimé des réserves sur certains aspects du Pacte sur la migration et l’asile, soulignant que la procédure accélérée ne doit pas devenir un obstacle à la protection effective.

Des organisations non-gouvernementales dénoncent une politique centrée sur la dissuasion, la répression et l’expulsion plutôt que sur l’accueil et la protection. Un collectif de plus de 200 chercheurs européens a publié une tribune dénonçant un « système inhumain » et la normalisation de la détention administrative, des procédures expéditives, ainsi que des violations graves des droits fondamentaux (voir Frontex : Le spectre des disparu.e.s). Ces critiques s’appuient notamment sur la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, qui rappelle que les États doivent assurer des procédures justes et respecter la dignité humaine, même dans le cadre du contrôle des frontières.

Une Europe forteresse en devenir ?

À travers ces réformes, l’Europe tend à se transformer en véritable forteresse migratoire. Les murs physiques se doublent de murs judiciaires et administratifs, les drones et les garde-côtes sont sous-traités et les procédures deviennent des instruments d’exclusion. Cette politique, en privilégiant le tri, l’externalisation et le contrôle à outrance, contredit les valeurs fondatrices européennes, fondées sur le respect des droits humains et la protection des plus vulnérables.

Il existe donc un risque réel que l’Europe renonce à ses engagements internationaux, à la solidarité entre États et, surtout, au droit d’asile comme droit fondamental inconditionnel.

Par ailleurs, l’Union européenne consacre des ressources croissantes au développement de technologies de surveillance, ayant notamment recours à l’intelligence artificielle pour le contrôle des frontières. Les dispositifs biométriques, les systèmes d’analyse automatisée et les bases de données interconnectées visent à renforcer l’efficacité des contrôles et à améliorer la gestion des flux migratoires. Cette évolution s’accompagne d’un accroissement du rôle et du financement de Frontex, dont le budget a régulièrement été augmenté au cours des dernières années. L’agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes occupe désormais une position centrale dans la mise en œuvre des politiques migratoires, en coordonnant aussi bien la surveillance que certaines opérations de retour.

L’Europe se ferme, l’humanité recule

Ce tournant des politiques migratoires européennes ne révèle pas seulement un échec organisationnel, mais aussi un changement de regard : les migrants ne sont plus vus comme des personnes en détresse, mais comme des menaces à contrôler. Avec le Pacte sur la migration et l’asile, l’Europe institutionnalise une logique de tri, d’externalisation et de dissuasion, au mépris du droit d’asile tel que consacré par la Convention de Genève. En accélérant les procédures, en limitant les recours, en sous-traitant la protection à des pays tiers peu sûrs, elle sacrifie les principes de non-refoulement, d’égalité et de dignité humaine.

Ce que l’Europe perd ainsi, ce n’est pas seulement un cadre juridique, mais une part de sa mémoire et de son humanité. Le droit d’asile est né des tragédies du XXe siècle pour empêcher le rejet de celles et ceux qui fuient la peur. En renonçant à cet héritage, l’Europe trahit sa propre promesse fondatrice. En définitive, la question est claire : que reste-t-il du droit d’asile si on le réduit à une procédure expéditive, sous-traitée, conditionnelle ? Quelle société construisons-nous lorsque nous choisissons d’ériger des murs plutôt que des ponts ?

L’Europe se trouve à la croisée des chemins. Elle peut continuer à se refermer, à trier, à externaliser, au risque de devenir une forteresse sans mémoire. Ou bien, elle peut réaffirmer ses principes fondateurs, restaurer la primauté du droit d’asile, et faire de l’accueil une politique digne de son histoire et de ses valeurs.

Ce choix nous appartient. Car défendre le droit d’asile, ce n’est pas seulement protéger des exilés : c’est protéger notre humanité commune.

Yahya Nkunzimana

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Photo : générée avec l’aide de l’IA

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