Les personnes musulmanes en première ligne d’une discrimination en hausse
Alors que la Suisse est souvent perçue comme un modèle de paix et de neutralité, des analyses récentes dévoilent une réalité bien plus sombre : un racisme structurel, omniprésent, profondément ancré dans les rouages de la société touchant une diversité de groupes racisés et précarisés. Le dernier rapport du Réseau de centres de conseil pour les victimes du racisme révèle une nette augmentation des discriminations, tandis qu’une étude de l’Université de Fribourg souligne une hausse du racisme antimusulman, accentuée, entre autres, par les tensions géopolitiques et les clivages sociaux. Les deux rapports offrent un regard approfondi sur une réalité souvent sous-estimée.
En 2024, la Suisse a connu une recrudescence inquiétante des actes de discrimination raciale, observables sous différentes formes telles que des inégalités de traitement, des discours haineux, des violences physiques, un profilage racial, et des expressions dénigrantes au quotidien. Ces actes concernent tous les pans de la société : du système éducatif aux hôpitaux, en passant par les lieux de travail et l’espace numérique. Le constat est implacable : le racisme en Suisse, loin d’être marginal, est désormais enraciné et systémique. L’analyse des motifs de discrimination met en lumière plusieurs formes de haines persistantes. Selon l’étude de l’Université de Fribourg, la xénophobie arrive en tête avec 426 cas, suivie du racisme contre les personnes noires qui compte 368 signalements. Le racisme antimusulman, avec 209 cas recensés, enregistre la plus forte progression de l’année. Viennent ensuite le racisme contre les personnes arabes (142 cas) et asiatiques (79 cas), et l’antisémitisme (66 cas).
L’étude souligne également une tendance marquée aux attitudes négatives envers les personnes musulmanes en Suisse. Environ 34% de la population suisse partage des stéréotypes négatifs envers la communauté musulmane, alors que seulement 5% rejette totalement ces stéréotypes, la plus faible proportion parmi les groupes étudiés.
Racisme sur le lieu de travail
Le monde professionnel est lui aussi sujet au racisme en général, avec 169 cas recensés sur les lieux de travail. Les formes de discrimination sont variées : inégalité de traitement injustifiée dans une procédure de recrutement, insultes ou harcèlement moral sur le lieu de travail, écarts de salaires injustifiés. L’étude de l’université de Fribourg a notamment partagé le témoignage de Monsieur H, infirmier dans un établissement de santé et de religion musulmane, et pour qui les actes discriminatoires sont quotidiens.
De plus, cette même étude relève des traitements discriminatoires pour les candidats portant des noms kosovars, perçus comme musulmans. Ces discriminations peuvent être subtiles, souvent ambiguës et difficiles à identifier, se manifestant par exemple dans le contenu ou le délai de réponse lors des phases secondaires de recrutement. Les postes à hautes qualifications sont également concernés, et les femmes portant le voile sont particulièrement touchées par le chômage.
Discriminations dans le système éducatif
Dans les domaines de l’éducation et de la formation, 230 cas de racisme ont été enregistrés, révélant que même les salles de classe, censées être des espaces d’ouverture et de transmission de valeurs, ne sont pas épargnées. La stigmatisation durant les cours est fréquente, avec des manuels scolaires qui véhiculent encore des stéréotypes. Concernant plus spécifiquement les élèves musulmans, ils sont souvent, bien qu’involontairement, perçus comme des spécialistes de l’islam, voyant leur identité être réduite à leur religion et privée d’attributs plus personnels. De plus, les enseignants associent parfois le voile à un milieu familial patriarcal, le voyant comme un obstacle à l’intégration ou à la carrière, allant jusqu’à demander à des élèves de l’enlever malgré les règlements cantonaux.
Espace public, rapport avec les autorités et harcèlement numérique
Le réseau des centres de conseil pour les victimes de racisme souligne que les actes racistes dans le voisinage sont fréquents et peuvent causer un fort sentiment d’insécurité, touchant directement la vie privée des victimes. Les participants à l’étude de l’Université de Fribourg ont également rapporté la persistance de stéréotypes et d’insultes à caractère raciste et islamophobe. Des propos tels que « rentre dans ton pays, sale arabe » ou « vous n’avez pas votre place ici » sont courants, notamment envers les femmes voilées accompagnées de leurs enfants. D’autres témoignages choquants, comme celui de Mme F, rapportent des actes de vandalisme sur l’appartement de ses parents, pour seule et unique raison qu’ils étaient de confession musulmane.
Les rapports avec la police et les autorités publiques sont aussi sujets à la discrimination raciale. Plusieurs témoignages font état de refus d’enregistrer des plaintes ou d’un traitement inégal, fondés sur l’appartenance religieuse ou identitaire. Un témoignage choquant de Monsieur J, personne queer et musulmane, relève ces traitements discriminatoires et leur impact dissuasif, pouvant dissuader des personnes de porter plainte par crainte d’islamophobie de la part du corps policier.
Finalement, le web et les réseaux sociaux constituent un autre espace véhiculant de la haine raciale. La Commission fédérale contre le racisme a enregistré une hausse des contenus racistes en ligne et une banalisation inquiétante de leurs propos. L’étude de l’Université de Fribourg mentionne aussi le fait que dans le cas des discours racistes visant les musulmans, ces plateformes fonctionnent avant tout comme des amplificateurs. Les propos haineux y circulent rapidement, se banalisent et trouvent un public plus large, ce qui contribue à ancrer de manière durable les stéréotypes dans l’opinion publique.
L’intersectionnalité: un aspect crucial du racisme
Le phénomène de discriminations multiples est lui aussi largement présent : 567 cas combinent plusieurs critères de discrimination, comme le statut de séjour (162 cas), le sexe (156 cas) ou le statut social (109 cas). Les victimes ayant un statut de séjour précaire hésitent souvent à signaler les abus, redoutant des répercussions administratives ou juridiques qui pourraient menacer leur stabilité en Suisse.
Le rapport du Réseau de centres de conseil souligne que le racisme antimusulman ne peut donc pas être compris sans une perspective intersectionnelle, car il s’imbrique avec d’autres marqueurs de différenciation comme le genre, la nationalité et le statut socio-économique. Les femmes musulmanes, et particulièrement celles qui portent le voile, subissent des discriminations distinctes, le voile étant un signe religieux particulièrement visible et distinctif. Elles sont souvent questionnées sur leur autonomie et réduites à leur appartenance religieuse. Des lois, comme celle sur la laïcité à Genève interdisant les signes religieux pour les agents de l’État, ont eu des conséquences discriminatoires concrètes sur les femmes voilées, les orientant vers des emplois moins qualifiés et mal rémunérés, avec comme résultat une division racialisée du travail.
Par ailleurs, la position socio-économique des personnes racisées est également un facteur clé pour comprendre les logiques intersectionnelles de leur discrimination. Comme le souligne l’étude de l’Université de Fribourg, les personnes musulmanes sont majoritairement issues de l’immigration liée aux travailleurs saisonniers ou réfugiés. La division racialisée du travail n’impacte cependant pas de la même manière les élites musulmanes, qui peuvent être moins conscientes ou moins touchées par ces discriminations, soulignant ainsi une double invisibilité et une hiérarchie implicite des personnes migrantes.
Soutien aux victimes: à qui s’adresser?
Le racisme en Suisse reste une réalité alarmante, avec une augmentation nette des atteintes aux personnes musulmanes. Face à cela, l’étude de l’Université de Fribourg insiste sur l’importance de renforcer les moyens de lutte et de soutien concernant le racisme, car beaucoup de victimes n’osent pas signaler les faits, par peur ou par méconnaissance de leurs droits. Depuis 2005, le Réseau de centres de conseil pour les victimes du racisme offre un appui juridique, psychologique et administratif aux victimes. Il propose un accompagnement personnalisé et un soutien quant à la rédaction des plaintes. Le Service de lutte contre le racisme (SLR) est également un acteur important dans le financement d’initiatives, de prévention et de projets. Concernant les personnes musulmanes, il existe également la Fédération des Organisations Islamiques de Suisse (FOIS) qui milite pour le soutien des victimes de discriminations islamophobes. Enfin, le projet Stop Hate Speech lutte spécifiquement contre les discours haineux en ligne, défendant le respect et la diversité.
Si vous êtes vous-même victime de discrimination raciale, n’hésitez donc pas à prendre contact avec ces divers organismes qui possèdent les outils et l’expérience pour vous aider concrètement.
Mohammed Esmaeil
Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils



