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Le racisme ordinaire

Pixabay licence.

Un des nombreux visages du racisme

Construit sur des préjugés, le racisme ordinaire se présente comme un ensemble de discriminations répétées qui peuvent sembler insignifiantes ou banales à celles et ceux qui en sont les auteurs. Il s’avère, par contre, extrêmement blessant pour celles et ceux qui en sont les victimes. Cette analyse vous est proposée par notre rédactrice Marie-Cécile Inarukundo pour s’associer à La Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale d’aujourd’hui, point d’orgue de la Semaine d’actions contre le racisme lausannoise qui a pour thème cette année  « Les mécanismes du racisme  »

L’article que nous vous proposons vise à mettre en lumière comment le racisme ordinaire se manifeste en pensée, en action, par la parole, et de manière plus ou moins consciente. Il met en perspective ce « poison social » à travers des témoignages explicites et poignants d’hommes et de femmes qui ont en commun de le subir et d’en souffrir.

Les épreuves du bus et de l’ascenseur

« Il est insupportable pour celui qui le subit. Invisible pour celui qui le fait subir», souligne Kareen Guiock, journaliste, née d’un père guadeloupéen et d’une mère martiniquaise, à propos du racisme ordinaire dans le cadre d’un entretien accordé pour Madame Figaro.

C’est une forme de ségrégation qui ne se perçoit pas directement, puisqu’elle ne s’accompagne pas forcément de mots ou d’actions. Mais elle fouette quand même la personne concernée, comme le raconte à Voix d’Exils Magdalena Nduwimana, requérante d’asile Burundaise : « Tu es là dans un bus bondé, où même une place debout est un rêve… Tu es assise près de la fenêtre, la place à côté de toi et celles d’en face sont vides ! Pourquoi ? Parce que, après avoir balayé le wagon du regard, beaucoup préfèrent rester debout. Parfois, il y en a un qui se jette à l’eau et vient s’asseoir à côté ou en face de toi. Alors, et seulement alors, d’autres osent s’aventurer ! Le côté positif ? C’est que quand les autres passagers préfèrent rester debout, tu as autant d’espace qu’en première classe pour un billet de deuxième ! »

Jonathan Gasana, d’origine rwandaise, commercial dans les assurances, dans le cadre d’un témoignage diffusé sur la Radio Télévision Suisse (RTS) fait remarquer, « [ qu’] en Suisse, c’est subtil, ce sont les petits gestes, les petites remarques comme quand on est dans un ascenseur et que les gens s’accrochent à leur sac, ou quand on y entre et que certains sortent. » Alors que les gestes, peut-être inconscients, sont visibles, les pensées, celles qui poussent certains à mettre leur sac en sécurité à l’approche d’un autre individu ou à ne pas prendre la seule place assise libre dans un train bondé, sont invisibles mais pas moins blessantes pour autant.

Des plaisanteries faussement légères

« J’ai une formation d’infirmière et je travaillais comme stagiaire avec une sage-femme. Nous avions une patiente prête à accoucher, qui devait subir une césarienne, témoigne pour Voix d’Exils Meserete Sélassié, Éthiopienne. On l’a préparée pour l’emmener dans la salle d’opération. Arrivées dans la salle des soins intensifs, la dame qui y travaillait s’est exclamée en me voyant « Voyons, voyons, cette fois-ci, on t’a achetée pour combien en Afrique ? » Tout le monde était choqué et gêné. Ses collègues l’ont interpellée et elle a répondu en riant que c’était une blague. Personnellement, je bouillais, mais je n’ai pas réagi, car il y avait 5 patientes dans la salle en plus de nous. »

Les plaisanteries de ce type, qui peuvent être perçues comme anodines et banales par la personne qui les prononce, font explicitement référence au passé colonial des pays occidentaux, aux ancêtres des personnes victimes de cette forme de racisme et au statut réducteur d’esclave. Par conséquent, le ressenti ne peut être compris de manière semblable entre les personnes qui font des blagues racistes et celles qui en sont les cibles. A titre de comparaison, qui oserait « pour rire », lâcher une blague saignante à une personne qui a perdu un proche dans un attentat terroriste ou à quelqu’un dont la famille a été décimée durant la Shoah ?

Être noir et professeur, oui c’est possible !

« Moi, j’avoue, quand je croise une personne noire en bas de mon boulot, mon premier réflexe, c’est de penser qu’elle vient consulter une de nos permanences juridiques ou sociales. Pas qu’elle est peut-être la patronne de la société informatique qui vient réparer notre réseau ou une journaliste qui vient couvrir une conférence de presse » reconnaît Aldo Brina, chargé d’information sur l’asile au CSP Genève, dans le cadre d’une réflexion personnelle.

Il semblerait que les raccourcis objectivés par Monsieur Brina sont – inconsciemment – utilisés par d’autres. Le racisme ordinaire touche beaucoup plus de personnes qu’on ne le pense, et même celles et ceux qui sont au sommet de l’échelle socio-professionnelle.

L’éminent chirurgien et Professeur Mitiku Belachew, originaire d’Éthiopie et ayant la nationalité belge, partage sur la Radio-télévision belge de la Communauté française (RTBF), une expérience vécue alors qu’il s’apprêtait à donner une conférence : « Je monte sur le podium préparé dans la salle de conférence et on se met à m’interpeller « Monsieur, Monsieur, nous n’avons pas de problème technique ! », pensant que je viens régler les micros… J’ai l’habitude, alors je souris et je réponds « Je viens donner ma conférence » ».

Le Professeur Belachew ne le précise pas dans son témoignage, mais on peut imaginer qu’il ne portait pas une salopette de manutention en arrivant dans la salle, mais plutôt un costume ou une blouse de travail. Malgré cela, son interpellation est automatique, spontanée et probablement sans aucune mauvaise intention. Presque un réflexe de Pavlov : on voit une personne, on constate qu’elle est de peau sombre, on la catégorise. Les cases sont prédéfinies. On ne va pas au-delà, on n’y réfléchit pas. Oui, il n’y a sûrement aucune mauvaise intention derrière l’interpellation du Professeur Belachew, mais l’expression du préjugé réducteur et raciste selon lequel un homme de couleur, présent dans une salle où vont se réunir des scientifiques, ne peut être qu’un réparateur.

Le « coupable » est blanc, mais l’ « accusé » est noir

« Le préjugé s’appuie sur une observation biaisée de la réalité, il repose notamment sur la construction de stéréotypes et l’identification de boucs émissaires », affirme Jérôme Jamin, Professeur de science politique à l’Université de Liège dans « Racisme ordinaire : entre préjugés, stéréotypes et boucs émissaires »

L’émission Infrarouge, diffusée le 10 juin 2020 sur la RTS, raconte l’histoire de Jonathan Gasana qui est de sortie avec un ami valaisan de pure souche. Une voiture de police passe. Son ami, imite le bruit de la sirène d’une voiture de police qui passe à côté d’eux. La voiture s’arrête, un policier, visiblement en colère, en sort, se dirige vers Jonathan et l’apostrophe : « Est-ce que tu as besoin d’aide, est-ce que tu veux que je t’apprenne à chanter ? » De fait, le policier ne pose pas de questions. C’est jugé d’avance. Il va de soi qu’entre les deux hommes, celui qui chahute les policiers dans la rue est forcément le plus basané, le Suisse venu d’ailleurs. Car Jonathan a un passeport suisse depuis son plus jeune âge. Pour le policier, il n’est pas inscrit sur le visage de Jonathan qu’il est suisse et qu’il s’agit peut-être d’un homme, d’un époux, d’un étudiant, d’un frère ou d’un père exemplaire. Cette histoire fait également écho aux contrôles au faciès qui pourraient à eux seuls donner lieu à un article entier.

Faire reconnaître ses compétences ? Le parcours du combattant…

« L’expression « discrimination raciale » vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique », lit-on dans l’article 1.1 de la Convention internationale pour l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale

Meserete Sélassié, permis B, raconte à Voix d’Exils les difficultés qu’elle a rencontrées pour faire reconnaître en Suisse le diplôme d’infirmière qu’elle a obtenu dans son pays : « Ça m’a pris du temps pour convaincre mon assistante sociale du Centre social d’intégration des réfugiés (CSIR) de commencer cette démarche. Elle résistait et me disait de faire le premier travail qui me tomberait sous la main. Moi, je lui répondais que j’avais plusieurs années d’expérience en tant qu’infirmière et que je ne voulais pas changer de métier. Elle insistait pour que je laisse tomber mes démarches pour obtenir l’équivalence, en prétextant que c’était compliqué et que ça coûtait cher. Après 6 mois sans parvenir à nous mettre d’accord, elle m’a envoyé au CICR où j’ai été suivie par une assistante sociale qui a soutenu mon idée. Et c’est avec elle que j’ai enfin pu commencer les démarches. »

Gagner la confiance, pas si simple…

« Le caractère systémique et institutionnalisé du racisme lui permet de continuer à opérer; il culmine par des violences policières et par des processus de ségrégation, de discrimination et d’exclusion », souligne Ibrahima Guissé, sociologue, dans le cadre d’un article du journal Le Courrier.

A la fin de procédures administratives, l’infirmière Meserete Sélassié reçoit une lettre de confirmation de son stage à la maternité, qui précise les dates, le service attribué et la personne de contact. Quand la cheffe de service apprend que Meserete est là pour un stage, elle crie littéralement « Noooon ! Qui vous a donné la place de stage ? » Surprise, Meserete lui montre la lettre de convocation. Mais la cheffe reste sur ses positions, il n’y a pas de place, pas de programme, et absolument rien ne peut être fait pour Meserete. Elle lui fait clairement comprendre qu’elle devra se débrouiller et se soumettre au bon vouloir des praticiennes. Aucune indication ne lui est donnée ni sur le fonctionnement, ni sur les horaires, les pauses, etc. Abasourdie, mais bien décidée à faire son stage, Meserete passe ses journées à demander aux sages-femmes qui veut bien d’elle, et parfois elle s’occupe comme elle peut parce qu’aucune n’est disponible. Pendant ce temps, les stagiaires françaises, portugaises et suissesses mènent bon train leur expérience. « Même si elles ne le disaient pas verbalement, les sages-femmes avaient du mal à m’accepter dans leurs équipes et à me faire confiance », soupire Meserete.

Les exemples mentionnés dans cet article mettent en lumière les expressions du racisme ordinaire. Bien que d’un autre âge, ce phénomène est tellement ancré dans la culture individuelle ou sociétale que, parfois, ceux qui dénigrent, discriminent, excluent, se méfient, ou se moquent de leurs semblables au prétexte que leur peau a davantage de pigments foncés, n’ont même pas conscience d’être des racistes ordinaires.

Marie-Cécile Inarukundo

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Pour aller plus loin:

Lire l’article « La semaine d’actions contre le racisme débute aujourd’hui » paru dans Voix d’Exils le 15 mars 2021.