Un phénomène en forte hausse affectant des personnes vulnérables
Les expulsions en Suisse suscitent une vive controverse. Depuis 2023, on observe une nette augmentation des renvois forcés de demandeurs d’asile déboutés. Ces expulsions sont souvent réalisées au petit matin, dans le silence et loin du regard du public. Cette pratique cible des personnes vulnérables, notamment des familles avec enfants, provoquant l’indignation de nombreux acteurs de la société civile.
Selon les données officielles du Secrétariat d’État aux migrations (SEM), en 2024, 7’205 personnes ont été expulsées ou ont quitté la Suisse de manière « assistée » ou « accompagnée ». Cela représente une hausse de 18,5 % par rapport à l’année 2023. Parmi les nombreuses expulsions en 2024, 4’738 ont été réalisées par avion, accompagnées d’une escorte policière, tandis que 2’467 étaient des retours dits « volontaires » qui ont été soutenus par les autorités. Toutefois, ces retours sont bien souvent réalisés sous pression, notamment en raison du principe d’aide d’urgence et de la détention administrative.
Des opérations à l’aube, traumatisantes pour les familles
Les expulsions ont généralement lieu entre 4 heures et 6 heures du matin. La police entre dans les logements ou les centres d’accueil afin de procéder aux arrestations, souvent en présence d’enfants en bas âge. Ces pratiques sont traumatisantes pour les familles et créent des situations déshumanisantes lors de la plupart des renvois, comme cela a été le cas le 12 janvier 2025, à Vallorbe, où des parents afghans et leurs enfants ont été arrêtés à l’aube. La mère, paniquée, s’est arraché les cheveux et a hurlé, tandis que le père vomissait sous la pression. Le plus jeune des enfants a été séparé de sa mère pendant un long moment avant de finalement la retrouver dans le bus.
Cette tragédie n’est pas isolée : le 12 décembre 2024 au matin, Bezma, une enfant de 7 ans, a été arrêtée chez elle avec sa mère et son frère de 4 ans, puis transférée de Vallorbe à l’aéroport de Zurich. Bezma souffre de la maladie de Kawasaki, compliquée par un anévrisme coronarien, et venait de sortir de l’hôpital du CHUV. Son état de santé n’a pourtant pas été pris en compte et ces informations ne figuraient pas dans le rapport de police. Une semaine avant l’expulsion, des spécialistes de l’entreprise OSEARA, mandatée par le SEM afin d’assurer la prise en charge médicale lors des renvois par vol, avaient estimé qu’il n’y avait pas de contre-indication médicale au renvoi.
En juillet 2024, un père, sa femme et leur petite fille ont été expulsés de Suisse vers la Croatie. Le père a été immobilisé à l’aide d’un harnais de sécurité appelé « Kerberos » : un dispositif qui se resserre lorsque la personne bouge. Ce harnais est utilisé en Suisse depuis 2022, et constitue une pratique notamment critiquée par la commission de prévention de la torture. Fiévreux et tremblant, le père a mentionné un rendez-vous médical prévu et a demandé un report du transfert, sans succès. La mère, elle, a menacé de se suicider si elle était renvoyée en Croatie. L’enfant, suffisamment jeune pour être transporté en poussette, a également été expulsé avec ses parents.
Durant ce même mois, une femme célibataire avait déjà été expulsée de force avec ses enfants d’un foyer du canton de Vaud, alors qu’elle prenait des médicaments comprenant un antidépresseur et un anxiolytique.
Ces histoires se ressemblent par leur cruauté silencieuse : des familles fragiles, souvent malades ou vulnérables, arrachées à leur quotidien dans la douleur et l’angoisse, et suscitant une profonde inquiétude quant au respect de leur dignité.
Légalité des procédures, mais indignation morale
Il semble ainsi légitime de s’interroger sur la légalité de telles procédures. Pourtant, la plupart des expulsions sont réalisées conformément à la loi, après l’épuisement d’autres recours, dans un cadre strict garantissant les droits des personnes concernées. Cependant, cette légalité ne fait pas l’unanimité. Dans un article relayé par asile.ch, Solidarité sans frontières dénonce une véritable « obsession des expulsions », souvent caractérisée par des méthodes violentes, telles que les vols spéciaux, qui seraient à la fois coûteux et traumatisants, notamment pour les personnes vulnérables ou en mauvaise santé.
La Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) a également pointé du doigt l’usage systématique de mesures extrêmes lors des « vols spéciaux » : menottage, immobilisation, absence d’observateurs indépendants – des méthodes jugées disproportionnées par rapport aux standards en vigueur dans d’autres pays européens. De plus, dans un rapport publié en 2024, la CNPT indique que les enfants ne sont pas toujours protégés comme ils le devraient. Ils traversent des procédures difficiles, se retrouvent parfois à devoir traduire pour les adultes et ne comprennent pas toujours ce qui leur arrive.
Des instances internationales ont de plus soulevé des préoccupations quant à la qualification de certains pays comme « sûrs », que ce soit dans le cas de renvois vers des pays tiers ou dans le cas du règlement Dublin. Le Comité contre la torture de l’ONU, ainsi que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD), ont suspendu ou contesté des expulsions opérées dans le cadre de ce règlement, notamment vers la Pologne ou la Macédoine du Nord, en raison des risques concrets auxquels les personnes étaient exposées.
Parmi les critiques les plus fortes, l’affaire de Samson Chukwu, un requérant d’asile mort lors d’une tentative d’expulsion en 2001, reste emblématique. Il est décédé par asphyxie posturale alors qu’il était menotté et immobilisé, mettant en lumière l’excès de violence policière dans certaines procédures.
Réactions politiques et sociales
Cette problématique a également engendré des réactions dans la sphère politique. Les partis de gauche, certaines églises et des associations de défense des droits humains exigent, entre autres, l’arrêt des expulsions de familles avec enfants et une réforme du système d’asile qui respecterait davantage la dignité humaine, ainsi qu’une meilleure prise en compte de la situation psychologique des enfants. Une pétition a été lancée en juin 2025 dans le canton de Vaud par des acteurs politiques, des ONG et des professionnels de la santé, dont des médecins. Elle appelle à mieux protéger les personnes vulnérables face aux expulsions et a déjà recueilli près de 2’000 signatures au moment de la publication de cet article.
En mai 2025, des personnalités issues des milieux politique, syndical, médical et culturel ont publié une lettre ouverte dénonçant des renvois « dangereux et inhumains » effectués au nom des accords de Dublin. Des cas concrets, comme celui d’enfants gravement malades renvoyés vers la Croatie y sont cités. Les signataires reprochent aux autorités de ne pas prendre suffisamment en compte les situations de vulnérabilité des personnes expulsées. La lettre appelle le Secrétariat d’État aux migrations à appliquer la clause de souveraineté de manière plus humaine et responsable.
Pour un système d’asile plus humain
Bien que les expulsions nocturnes en Suisse soient légales, cette pratique soulève d’importantes questions éthiques et humanitaires. En particulier, le risque de violation des droits fondamentaux des enfants et des personnes migrantes reste problématique. Cette situation révèle que les politiques d’asile actuelles en Suisse ne protègent pas suffisamment la dignité des personnes renvoyées.
Il est essentiel que la société et les autorités mettent en place un système d’asile plus humain, juste et transparent, respectant davantage la protection des enfants et des personnes vulnérables. Les décisions prises par les autorités en matière d’asile et de renvois ne doivent pas se limiter à respecter le cadre légal, mais doivent également affirmer un véritable engagement envers les droits de l’homme et la conscience sociale.
Elif Kizilcik et Reza Rezaee
Membres de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils