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Pour Adèle

Pour Adèle

Auteur : Reza Rezaee, à l’aide de intelligence artificielle / Voix d’Exils

Une femme, une mère, une migrante

C’est l’histoire d’Adèle, qui incarne à mes yeux le désespoir et l’incertitude que vivent certaines femme migrante en Suisse. Et comment cela devient de plus en plus difficile de conserver la garde de ses enfants quand le père est d’origine européenne.

Chaque fois que j’arrivais à la voir, il semblait que la tristesse l’accompagnait, comme si la nuit précédente avait livré son âme à la douleur, à l’ennui. Nos enfants allaient à l’école, ensemble, depuis la crèche jusqu’à cette année, deuxième année du primaire.

Son fils, d’à peine sept ans, toujours impatient d’être aux côtés de sa mère pendant qu’elle était désespérée de ne pas pouvoir l’avoir, le regarder, le garder plus longtemps que les week-ends. Très rarement, j’ai essayé de lui parler, car mon français scolarisé et ma prononciation inhabituelle ne m’aidaient pas. Un jour, j’ai appris de ses lèvres qu’elle avait perdu la garde de son petit.

Et tandis que je me promenais avec ma fille, du même âge que son fils, dans le parc, tous deux pleins de joie; de temps en temps, je la voyais, assise là, seule sur un banc, à l’écart, regardant les jeux, imaginant peut-être son petit, courant et s’amusant, construisant des rêves, des utopies… Et lorsque quelqu’un ou moi remarquions sa présence, elle fuyait immédiatement.  Où allait-elle ? Je ne sais pas, continuait-elle de rêver ou cherchait-elle une réponse à ses jours…

Elle s’appelait Adèle. On a échangé nos numéros de téléphone au bout de deux mois. J’ai été heureuse de pouvoir enfin approcher cette femme grâce à nos enfants qui étaient devenus meilleurs amis de classe.

Lors de l’une des brèves conversations que nous avons eues ensemble, je l’ai invitée chez nous pour boire un café. Mais elle n’a finalement pas pu venir. Une semaine plus tard, ma fille est tombée malade et a été absente de l’école pendant trois jours d’affilée.

C’est alors qu’une voisine m’a envoyé un message pour me demander si je savais que la mère d’un des enfants s’était suicidée. Que la femme s’appelait Adèle, qu’elle avait perdu son emploi, qu’elle avait reçu une lettre de renvoi la sommant de quitter le pays dans les quinze prochains jours.

J’ai lu le message et j’ai remarqué qu’il s’agissait bien d’elle, d’Adèle. De la femme avec qui, une semaine auparavant, j’avais réussi à établir une communication. Adèle, l’africaine, la migrante, la solitaire, la mère que je voyais entre les buissons espionner son fils à l’entrée de l’école. Adèle, la rêveuse qui avait comme icône sur son téléphone un ciel différent, un ciel comme dehors de ce monde, avec des étoiles filantes et où l’on percevait un calme, une étrangeté, une chimère. Adèle, la femme qui est apparue d’un jour à un autre la tête rasée, avec tant de questions et de réponses qui sont parties avec elle. J’ai pleuré amèrement. J’ai fermé les yeux et je me suis regardée avec elle, assise chez moi, buvant ce café que nous n’avions pas pu boire. Je me suis posé beaucoup de questions que je ne peux encore pas cesser me poser.

Qui blâmer ? Le mari, les institutions, la société, elle-même, qui ? Peut-être nous tous qui n’avions pas agi délibérément face à une situation de vulnérabilité dans laquelle elle se trouvait et dans laquelle elle demandait, à sa manière, de l’aide. Peut-être à la société qui n’a pas su comprendre sa situation, sa solitude, sa colère, son désespoir, sa douleur… une société qui est restée trop silencieuse avant et après sa mort.

Aucune information sur son enterrement, aucun avis de décès dans la commune, aucune nouvelle dans le journal du village, aucun commentaire à l’école ou parmi les mères, parmi les professeurs. Rien, un hermétisme total! Et qui étions nous pour  oser la questionner, elle, sa famille, ou quoique ce soit, même l’absence d’un au revoir, quelques mots, un réconfort pour son petit-fils… rien n’était rien, comme si son nom et sa personne étaient passés inaperçus dans ce monde, comme si l’oubli était pressé d’effacer toute trace d’elle, comme si elle, comme si Adèle n’était pas son nom.

Aujourd’hui, trois ans après son départ, j’écris sur son existence éphémère en Suisse. En souvenir de l’immense amour qu’elle avait pour son petit garçon. A la mémoire de ces femmes africaines, à la mémoire de toutes les femmes migrantes qui font tout le possible pour se retrouver avec leurs enfants.

Cecilia González Cázares

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

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