1

La légende de la reine du Meran, Shahmeran

Illustration: Lia / Voix d’Exils

Une légende kurde #2

Voici la deuxième « histoire du monde de Voix d’Exils ». A chaque publication de la série: une légende, un mythe ou une fable du pays d’origine d’un rédacteur ou d’une rédactrice. 

Shahmeran est une créature mythologique que l’on trouve en Anatolie, en Iran et en Irak. Elle a une tête de femme et un corps de serpent.

Il y a des milliers d’années, des serpents appelés Meran vivaient en paix sous terre. Ils étaient intelligents, compatissants et discrets. Parmi eux vivait une jeune et belle femme, Shahmeran, la reine des Meran.

Un jour, le fils d’une famille pauvre qui vendait du bois pour gagner sa vie, Cemşab (Djemşab), découvrit une grotte sombre pleine de miel. Pour extraire le miel, Cemşab resta dans la grotte pour en recueillir le plus possible.

Peu après, il s’est rendu compte que de la lumière sortait d’un trou. Lorsqu’il agrandit le trou avec son couteau de poche, il vit un jardin plus beau qu’il n’en avait jamais vu de sa vie, dans lequel il y avait des fleurs uniques, un grand lac et de nombreux serpents. Après avoir rencontré et gagné la confiance de Shahmeran, il décida de vivre dans ce jardin pendant de nombreuses années.

Des années plus tard, sa famille lui manqua tellement qu’il supplia Shahmeran de rentrer auprès des siens. La reine de Meran accepta à une condition: qu’il promette de ne dire à personne où il était durant tout ce temps. Cemşab promit à Shahmeran de garder le secret puis est partit ensuite rejoindre sa famille.

Cemşab respecta sa promesse pendant de nombreuses années, jusqu’au jour où le sultan du pays tomba malade. Les médecins lui dirent que le seul remède était la chair de Shahmeran et la nouvelle se répandit partout. 

Ils appelèrent donc tous les hommes du pays et les obligèrent à se rendre au hammam pour voir celui qui avait des écailles sur le dos, preuve qu’il avait rencontré Shahmeran. Cemşab fut alors reconnu.

Forcé de révéler l’emplacement du puits, Shahmeran a été retrouvée puis emmenée au palais où elle fut donnée à manger au sultan. Après la mort de Shahmeran, Cemşab se sentant coupable du sort qui lui avait été réservé décida de se rendre dans la grotte où il l’avait rencontrée pour demander au peuple des serpents de le punir.

À l’entrée de la grotte, Cemşab tomba nez à nez avec un vieux sage. Il expliqua son intention, mais le sage lui demanda d’y renoncer : « Si le peuple des serpents apprend la mort de Shahmeran, ce serait la fin de l’humanité. Personne ne pourrait arrêter les serpents. »

Cemşab accepta de garder alors le silence et partit. Mais avant qu’il ne reparte, le vieux serpent sage lui chuchota : « Shahmeran s’est sacrifiée pour toi, son âme, son pouvoir de guérison et son savoir seront en toi. Va, pars sur les chemins, toute la nature, les fleurs, les buissons, les plantes, même la plus petite herbe t’aideront et te donneront leurs secrets. Tu rendras ces secrets aux hommes en les guérissant. »

Cemşab appela alors deux serpents et leur dit : « Vous avez devant vous Lokman Hekim, cet homme sera guérisseur et vous l’accompagnerez dans toutes ses recherches pour comprendre ce que la terre et les plantes ont à lui apprendre. » Devenu Lokman Hekim, (hekim : médecin), Cemşab partit sur les routes pour apporter guérison et depuis ce jour, les deux serpents sont le symbole de la pharmacie et de la médecine.

Selon la légende, les serpents ne savent pas jusqu’à aujourd’hui que Shahmeran a été tuée. On dit que le jour où les serpents apprendront que Shahmeran a été tuée, ils envahiront la terre des hommes.

L.B

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils




Echapper à la gueule du serpent

Source: pixabay.com

Suspense et frissons

Est-ce qu’une nouvelle littéraire a sa place sur le site de Voix d’Exils ? Une histoire de frissons, comme on aime à en raconter pour se faire peur ? Une histoire à la Edgar Allan Poe ? Les avis étaient partagés. Son auteur, Samir Sagadatoglu, a quitté l’Azerbaidjan en décembre 2017 et a demandé l’asile en Suisse ; ses motifs de fuite ont été reconnus et il a reçu récemment le statut de réfugié. Au pays, il était écrivain. Ici, il est aussi écrivain. Qui devrait s’en étonner ? Seule sa langue d’expression a changé, il écrit désormais en français. Son texte est un témoignage de liberté ; il contredit l’idée que l’expérience de l’exil broie fatalement les individus. Dans beaucoup d’esprits, même les mieux intentionnés, ce biais existe, qui fait du réfugié l’icône victimaire ultime, qu’on assigne à un registre d’expression « acceptable ». Mais un exilé peut vouloir sortir du cadre et rester fidèle, ici et maintenant, à celui qu’il était dans son pays d’origine. Sa vie, il ne la recommence pas, il la continue.
La seule vraie question, finalement, est de savoir si ce texte est un bon texte. Vous ne le saurez que si vous le lisez… Plongez !

Il était rédacteur en chef d’un journal provincial, et s’il y avait un métier au monde qu’il n’aimait pas, c’était bien celui de journaliste.
Comme il n’avait nulle part où aller et aucun autre travail à faire, il avait décidé de ruiner sa vie maudite précisément dans cette profession. Il était probablement impossible de trouver un meilleur moyen de se venger de lui-même.
Cela faisait presque une heure qu’il s’était mis à neiger et les flocons tombaient de bon cœur et joyeusement.
La neige l’avait déjà recouvert d’une fine couche blanche. Il fit de petits sauts sur le trottoir parce qu’il avait froid. Dans ces cas, on attend toujours longtemps avant qu’une voiture s’arrête. Il est rare qu’un chauffeur s’aventure dans ces régions, la nuit, surtout par temps enneigé. Mais il s’entêtait, décidé à regagner sa ville.
Lorsqu’il était venu à la conférence régionale depuis le district voisin, il pleuvait légèrement et personne n’aurait pu penser que cette douce pluie, qui calmait les nerfs, se transformerait bientôt en gros flocons de belle neige. Croyez-moi, même si une personne dormait, elle n’aurait pu rêver d’une telle chose. Il maudissait son destin en se haïssant lui-même, son travail et la neige qui continuait de blanchir le monde. Il attendait depuis longtemps déjà, sans apercevoir une seule voiture. La neige devenait de plus en plus lourde, envahissant tout l’espace.
Soudain, un chien aboya quelque part, puis une lumière apparut du côté opposé de la route. Au début, cela ressemblait plus à une incandescence qu’à une lumière. Mais peu à peu, elle se précisa et grandit jusqu’à devenir double. Il devint évident qu’il s’agissait des phares d’une voiture qui venait en sens inverse. Dès qu’il se rendit compte qu’une voiture arrivait, il ne sentit subitement plus le froid ; il se frotta les mains de joie et se mit à sautiller.
Il n’eut pas même besoin de signaler sa présence, le chauffeur ralentit et s’arrêta à côté de lui.
Le rédacteur en chef du journal provincial ouvrit la portière de la voiture et s’assit à côté du chauffeur :
«Je vais à la ville voisine», dit-il.
«Eh bien, je vais aussi dans cette direction», assura le propriétaire de la voiture.
L’étrangeté de la voix du chauffeur fut la toute première chose qui attira l’attention du rédacteur en chef. La voix de ce garçon barbu, âgé d’une trentaine d’années, ressemblait plus à la voix d’un vieil homme qu’à celle d’un jeune homme. Elle était rauque, froide, rugueuse, comme s’il était fatigué depuis des années, comme s’il avait déjà vu tous les visages de ce monde maudit. Il faisait chaud à l’intérieur de la voiture et le rédacteur en chef se renversa sur son siège pour profiter de ce bien-être apaisant. Il neigeait sans arrêt, les essuie-glaces de la voiture fonctionnaient lentement et le conducteur parlait au rythme des essuie-glaces.
Contrairement à lui, le chauffeur était des plus bavards. Il avait des choses à dire sur l’air, la pluie, la neige, les routes glissantes et divers événements internationaux. Le rédacteur en chef, engourdi par la chaleur, sentit ses paupières se fermer involontairement.
Soudain, la conversation changea. Le chauffeur parla tout d’abord d’un gros chien noir, disant qu’il était capable de s’exprimer comme un humain. Le chauffeur en parlait avec tant d’enthousiasme que le rédacteur en chef fut forcé de l’écouter avec attention.
«Laissez-moi vous dire que j’ai aussi un beau serpent rouge», dit le propriétaire de la voiture, passant à un autre sujet. – «Permettez-moi de vous poser une question. En général, que pensez-vous des serpents?»
Le rédacteur en chef fut surpris par la question. Une vague de sueur froide lécha tout son corps. S’il y avait une chose au monde qu’il craignait, c’était les serpents. Il tremblait de peur à la vue d’un serpent, qu’il soit mort ou vif.
«Que les serpents soient maudits !» – s’exclama-t-il.
«Mais il y a des gens qui sont plus venimeux et effrayants que les serpents», – objecta le chauffeur avec colère.
«C’est une vieille philosophie, nous avons entendu beaucoup de choses comme ça», – assura le rédacteur en chef, pour mettre fin à la conversation une fois pour toutes.
«Non, cher frère, ce n’est pas une vieille histoire» rétorqua le chauffeur, apparemment décidé à ne pas abandonner avant d’avoir convaincu son passager.
«Il y a un dicton selon lequel si vous ne marchez pas sur la queue d’un serpent, cela ne vous fera pas de mal. Pensez-vous que le serpent n’a pas de cœur? Oui, le serpent a un cœur. Mais les gens ont-ils essayé de comprendre ce cœur au moins une fois? »
La question resta sans réponse. Le silence s’était installé, interrompu uniquement par le bruit régulier des essuie-glaces.
«Regardez, j’élève ce serpent rouge dans ma maison», – dit à nouveau le chauffeur. – «Je dois dire aussi que j’ai deux jeunes enfants, mais ce serpent ne les a jamais effrayés jusqu’à présent. J’ai construit un petit nid avec des pierres dans la cour pour lui. Je mets sa nourriture et sa boisson devant lui de mes propres mains. Quand je rentre tard à la maison, ma femme ou les enfants lui donnent à manger et à boire. Il ne touche personne. Il se lève tranquillement, mange et boit, et après avoir satisfait son estomac, retourne à son nid. »
Le chauffeur parlait de ce maudit serpent rouge avec autant d’enthousiasme et de douceur que s’il avait parlé de servir un parent âgé ou malade.
«Que lui donnez-vous à manger ?» – demanda le rédacteur en chef.
«Pas de cheval, pas de chameau. Il mange de la terre, de la terre ordinaire. Je la prends dans ma main, la frotte, la broie et la verse devant lui. Ou un seau de lait. J’ai deux vaches, j’ai plus de dix litres de lait chez moi le matin et le soir, très savoureux. Si nous ne pouvons pas nourrir un serpent, comment pouvons-nous être des hommes? Il mange, boit et se réjouit. Il sait que nous ne lui ferons pas de mal. Il parle probablement à d’autres serpents au sujet des humains, il leur dit de ne pas mordre et de ne pas empoisonner les gens, que tous ne sont pas mauvais, qu’il y en a de bons. Il y a aussi ceux qui entendent et comprennent les serpents.
«Depuis combien d’années gardez-vous ce serpent?»
«Depuis sa naissance» répondit le chauffeur. – «Il a maintenant neuf ans. Je m’occupe de lui depuis exactement neuf ans. Je l’aime comme mon propre enfant. Quand je ne le vois pas un jour, mon cœur explose presque de chagrin. Il me manque tellement que… Je pense que c’est mon fils.»
«Comment connaissez-vous son sexe?»
«C’est une bonne question. Comment je le sais ? Oui, c’est un garçon. Un garçon rouge et courageux. Et un bon fils.»
«Comment sais-tu ça ?» demanda sarcastiquement le rédacteur en chef, qui commençait à douter de la santé mentale du conducteur.
«Notre voisin a une fille, il est tombé amoureux d’elle, alors je sais que c’est un homme.»
A ces mots, le rédacteur en chef, qui ne doutait plus que le chauffeur soit fou, parla avec anxiété:
«Frère, regarde la route, tu peux voir à quel point il neige. Alors fais tout ce que tu peux pour que nous rentrions à la maison entiers et en bonne santé.
«Ne vous inquiétez pas, je vous ramènerai chez vous sain et sauf. Mais je vous demande de prendre ma parole au sérieux. Ce serpent est vraiment tombé amoureux de la fille d’à côté. Mais personne ne l’a compris. Laissez-moi vous dire, les serpents aiment comme les serpents. Plus fort que les hommes, plus férocement que les hommes. Pourquoi pensez-vous qu’ils ne peuvent pas aimer? Comme je l’ai dit plus tôt, les serpents ont aussi un cœur, fait pour aimer et vouloir être aimé.»
«Eh bien, disons que je suis d’accord avec vous. Dites-moi, comment savez-vous que le serpent aime la fille d’à côté?»
«D’une manière très simple. La fille du voisin a voulu se marier trois fois. Chaque fois, avant le mariage, on s’est aperçu au réveil que le serpent avait passé la nuit dans son lit. Il était recroquevillé tranquillement, soit sous le matelas, soit sous l’oreiller, soit quelque part dans le lit. Evidemment, le mariage a été reporté à chaque fois. Les parents ont réalisé que si la fille épousait quelqu’un, le serpent la tuerait. Le serpent l’aime, et il ne permet pas à la femme qu’il aime d’appartenir à quelqu’un d’autre.
Le rédacteur en chef du journal provincial était complètement ébranlé : il n’arrivait pas à savoir si le chauffeur se moquait de lui ou s’il était vraiment sérieux. Pour mettre fin à cette incertitude, il demanda :
«Donne-moi ton adresse. Je veux venir te rendre visite et voir de mes propres yeux ce serpent amoureux».
Le chauffeur fut ravi de ces mots :
«Par Dieu, j’étais sérieux, je ne comprends vraiment pas pourquoi les gens détestent les serpents. Partout où ils voient un serpent, ils s’enfuient, pris de peur ou essaient de le tuer. Chacun sait pourtant que leur poison est aussi un médicament. Mais savez-vous que les serpents ont aussi besoin de gentillesse et d’amour? Les serpents doivent également être compris et aimés. Aimez-les, s’il vous plaît, aimez-les…»
Le propriétaire de la voiture parlait sans cesse et sa voix devenait de plus en plus rauque. Le rédacteur en chef, qui regardait depuis un moment l’obscurité blanche derrière la vitre de la voiture, se retourna lentement et le regarda. Le chauffeur avait disparu et un serpent rouge était recroquevillé sur le volant.
Le rédacteur en chef ne comprit pas au début, il se frotta les yeux avec ses mains froides et glacées. Il regarda à nouveau le siège chauffeur. Il ne pouvait y avoir aucun doute: Le chauffeur n’était plus à sa place, et un serpent rouge, enroulé sur le volant, tendait sa tête vers lui en lui chuchotant quelque chose…
Le rédacteur en chef ouvrit précipitamment la portière et sauta sur le sol. «A l’aide, à l’aide !» et il se mit à courir dans la neige. Il entendit le bruit des freins et réalisa que la voiture s’était arrêtée. Il courut droit devant lui sans se retourner. Soudain, il tomba dans la neige.
Et la neige pleuvait de joie, sans retenir son souffle…

Samir Sadagatoglu

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils