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« Les journalistes au Yemen font face au chantage, à la détention, aux enlèvements et sont assassinés »

Nabil Alosaidi.

Rencontre avec Nabil Alosaidi, journaliste yéménite

Nabil Alosaidi est un journaliste yéménite membre du Conseil du Syndicat des journalistes yéménites depuis 2009. Il était le président du comité de formation et rééducation et le superviseur du comité des libertés du Syndicat. Il vit en Suisse depuis trois ans maintenant à cause de la guerre dans son pays.

Alosaidi participe à de nombreux événements organisés au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies pour faire entendre la voix des victimes et identifier les violations de la liberté d’opinion et d’expression au Yémen. Reporters sans frontières a classé le Yémen parmi les pays les plus dangereux pour les journalistes.

Les débuts

 « J’ai commencé mon engagement dans la presse comme un hobby. Pendant mes études secondaires, j’ai commencé à écrire pour certains journaux yéménites. Puis, j’ai continué à acquérir plus de compétences en journalisme en étudiant au Media collège et à l’Université de Sana. J’ai travaillé pour de nombreux journaux yéménites jusqu’à ce que je devienne un correspondant et directeur du bureau d’Okaz, un journal saoudien au Yémen » relève Nabil Alosaidi.

La lutte pour le professionnalisme et l’indépendance

 Alosaidi affirme que « les difficultés aux niveaux professionnel et personnel ne permettent pas à la presse indépendante yéménite de paraître. Les activités politiques et partisanes, les disputes politiques et les confits entre les centres de pouvoir interfèrent avec le fonctionnement de la presse au Yémen. La presse indépendante est importante dans le pays où les gens ont besoin d’entendre une voix indépendante qui leur appartient ».

« Personnellement, j’ai affronté ces difficultés avec courage, comme le font beaucoup de journalistes yéménites qui rêvent d’une patrie avec une presse indépendante et la liberté d’expression. Je me bats toujours pour ça, alors que la guerre continue d’attaquer la presse en permanence. Toutes les parties au conflit arrêtent les journalistes et empêchent les voix dissonantes. Les journalistes font face au chantage, à la détention, aux enlèvements et sont assassinés. Maintenant, dix de nos jeunes journalistes sont en procès, faisant face au risque d’exécution » alerte Nabil Alosaidi.

La demande d’asile en Suisse

Nabil Alosaidi estime que la profession de journaliste a toujours été dangereuse au Yémen, en particulier au cours des dernières années de la guerre entre de nombreuses parties contestant le pouvoir. Par exemple, en septembre 2014, les milices Houthi ont balayé Sana et renversé le gouvernement en prenant le contrôle de ses institutions, y compris les médias et la presse. Ils ont occupé les journaux, les bâtiments de radio et de télévision et ont fermé les journaux de l’opposition.

Nabil Alosaidi raconte l’histoire de sa survie : « Je devais me déplacer d’une ville à l’autre jusqu’à ce que j’atteigne la ville Taiz, où je suis resté caché avec l’aide de proches et d’amis. Après quelques mois, je devais quitter la ville assiégée avant qu’ils puissent découvrir ma cache. C’était comme une tâche impossible à cause de la fermeture de toutes les sorties de Taiz. J’ai parcouru une longe distance jusqu’à ce que je réussisse à sortir de la ville et puis, je me suis déplacé entre les villes pour arriver en Arabie Saoudite. J’y suis resté quelques mois avant que je puisse voyager en Suisse. Je faisais partie d’une délégation de presse accompagnant les négociations entre le gouvernement yéménite et les milices Houthi à Genève. Parce que la guerre ne permettait pas une presse indépendante et forçait les journalistes à côtoyer l’une des parties au conflit, j’ai décidé de rester en Suisse en quête de protection et de liberté. »

Alosaidi est persuadé que son exil en Suisse a beaucoup influencé sa carrière professionnelle dans la presse. Ici, il a commencé à défendre les victimes des violations des droits de l’homme au Yémen. La protection et la liberté obtenues en Suisse lui permettent de faire entendre la voix des journalistes yéménites auprès de la communauté internationale et des organisations de défense des droits de l’homme. Il est déterminé à continuer à défendre la liberté de la presse et les détenus journalistes dans les forums de la presse internationale et des droits de l’homme jusqu’à ce que la presse libre revienne au Yémen. Depuis qu’il est en Suisse, Nabil Alosaidi a pu aussi mener une campagne de presse, la plus connue et la plus forte de tous les temps, contre la corruption au gouvernement yéménite. Pour cette campagne, il a reçu le Prix du journalisme pour l’intégrité et la lutte contre la corruption et le Prix de la personnalité publique anti-corruption en 2018.

Wafa Al Sagheer

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Article traduit de l’anglais vers le français par MHER

Contributeur externe de Voix d’Exils




Être journaliste en Syrie «c’est comme marcher sur un champ de mines»

Le photo-journaliste canadien Ali Mustapha assassiné en 2014 à proximité d'Alep. Auteur: DC Protests  (CC BY-NC-SA 2.0)

Le photojournaliste canadien Ali Mustapha assassiné en 2014 à proximité d’Alep. Auteur: DC Protests (CC BY-NC-SA 2.0)

Témoignages exclusifs de reporters de guerre syriens

Il est de plus en plus difficile de couvrir le conflit qui s’envenime en Syrie, pays à feu et à sang considéré par Reporters sans frontières comme le plus dangereux au monde pour les journalistes et les citoyens-journalistes. Voix d’Exils a réussi à entrer en contact avec quelques reporters de guerre syriens pour recueillir leurs témoignages à propos de leur travail au quotidien*. Immersion dans les coulisses des médias de l’État Syrien.

Avant le soulèvement contre le régime de Bachar el-Assad en 2011, Mazen Darwish, Président du Centre syrien des médias et de la liberté d’expression (SCM), avait décrit son travail en tant que journaliste en Syrie de la manière suivante : «quand vous êtes journaliste en Syrie, c’est comme si vous marchez sur un champ de mines». Cette situation était celle de dizaines de journalistes syriens qui dura pendant plusieurs décennies caractérisées par un droit d’expression largement bafoué et un harcèlement sans répit des services secrets à leur égard. Leur quotidien était marqué par la peur au ventre de se retrouver, un jour, sujet d’une arrestation et d’accusations montées de toutes pièces. Tout dépendait, en fait, de l’humeur du corps responsable de la surveillance et du contrôle de l’information et des services de sûreté du régime syrien. Cette situation a eu, bien entendu, des conséquences néfastes sur la qualité de l’écriture journalistique: on voyait les mêmes communiqués de presse et les mêmes sujets, les mêmes approches voire les mêmes titres dans Al Ba’athALThawra et Tishreen, les trois journaux officiels du gouvernement qui sont totalement contrôlés par l’Agence Arabe syrienne d’Information (SANA), qui était l’unique source incontournable pour les informations politiques.

La journaliste japonaise Mika Yamamoto assassinée en Syrie en août 2012. Son image est projetée sur un écran à Tokyo. Auteur Robert Huffsutter. (CC BY 2.0)

La journaliste japonaise Mika Yamamoto assassinée en Syrie en août 2012. Son image est projetée sur un écran à Tokyo. Auteur Robert Huffsutter (CC BY 2.0)

Les journalistes étaient devenus, au début de la crise en Syrie, la cible privilégiée de l’armée syrienne qui tentait de les empêcher de couvrir les manifestations anti-régime. Actuellement, les journalistes étrangers et syriens se trouvent pris entre le marteau de l’armée et l’enclume des groupes armées; et il est aujourd’hui facile de distinguer deux catégories de média en Syrie: ceux du régime et ceux de la révolution et des groupes armés.

Le contrôle de l’information a pris de l’ampleur dans tous les domaines: il touche presque tous les niveaux et les régions qu’elles soient dominées par l’armée du régime syrienne ou par les rebelles. La couverture des événements devient alors très dangereuse. Les correspondants de guerre sont continuellement exposés au risque d’enlèvements et de mort. Ce danger a encore augmenté avec l’émergence des groupes extrémistes comme celui de l’État Islamique en Irak et dans le al-Sham (Daesh) qui considèrent les journalistes comme une monnaie d’échange. Pour Christophe Deloire, Secrétaire général de Reporters sans frontières, réagissant à la décapitation de Steven Sotloff par l’État Islamique en septembre 2014, il s’agit d’un «crime de guerre effarant, ignoble et dément qui devrait être condamné par la justice internationale». La conséquence désastreuse de cette situation est qu’il «n’est plus possible de couvrir les conflits dans les régions qui sont sous le contrôle de Daesh». Dès lors, il ne reste pour les journalistes que les sources d’information indirectes avec le risque de manipuler les vérités et de changer ainsi le déroulement des événements.»

Les journalistes : «un bataillon de l’armée»

En Syrie, les médias sont complètement régis par l’État. Lors d’une interview du journal syrien Al-Watan, en date du 27 juillet 2014, Le ministre syrien de l’information – Omran El Zohbi – a indiqué que «les médias sont en principe tenus de garder la neutralité». Mais il précise que «maintenant, en état de guerre, nous ne sommes certainement pas neutres! Nous faisons partie de l’État et soutenons nos forces armées. D’ailleurs, je l’ai toujours dit (aux journalistes ndlr) de se considérer comme un bataillon de l’armée et nous avons, au niveau du gouvernement, œuvré et agi sur cette base.»

Bothaina**, journaliste syrienne, confirme les propos du ministre et précise que «nous formons, en fait, un même bloc avec les forces armées. En leur présence, nous ne sentons pas la peur!». Elle explique que «les membres de l’armée sont soit l’un de nos proches ou l’un des habitants de notre ville. Raison pour laquelle, nous nous sentons en sécurité en compagnie des fils de notre pays.» La couverture des nouvelles se limite aux zones pro-régime dans le but de «documenter le travail de l’armée». Elle affirme néanmoins que «les journalistes arrivent à relater les choses avec assez de transparence.»

Ali**, également journaliste syrien, mentionne que «la plupart des batailles sont couvertes par les correspondants de guerre des chaînes de l’État qui accompagnent les opérations de l’armée syrienne et qui deviennent, ainsi, une cible de la partie adverse». Il ajoute que «les sujets sont systématiquement contrôlés par les chefs de rédaction en service. Pour les évènements les plus importants, c’est le directeur de la chaîne qui effectue en personne ce contrôle. Les reportages sur le terrain sont eux gérés directement par l’organe politique responsable du média de l’armée qui supervise le contenu et jouit de tous les droits pour refuser ou accepter telle ou telle séquence».

Une femme se tient das les débris de sa maison qui a été détruite par l'Armée syrienne à Al-Qsair. Auteur: freedonhouse (CC BY 2.0)

Une femme se tient das les débris de sa maison qui a été détruite par l’Armée syrienne à Al-Qsair. Auteur: freedonmhouse (CC BY 2.0)

Pour les zones sous le contrôle de l’opposition et des rebelles, il est difficile pour les chaînes de l’État d’y accéder, de couvrir les évènements sur le terrain et de s’y documenter. «Le travail des médias d’État reste, par conséquent, concentré sur ce qui pourrait ternir l’image de l’opposition et des résistants aux yeux de l’opinion publique».

Selon Bothaina «Il y a toujours une certaine liberté et les massacres perpétrés dans les zones pro-régime sont assez bien couvertes avec une très bonne documentation. Cela diffère beaucoup avec les zones de l’opposition. Pour les médias syriens, les attaques de l’armée visent uniquement les rebelles et non pas les civils. C’est une des lignes rouges qu’il ne faut pas dépasser!» précise-t-elle. Elle mentionne également que les pertes de l’armée ne sont pas du tout relatées dans les médias. La raison étant d’éviter de saper le moral de l’opinion publique et d’augmenter ainsi la crainte de la population. Pour elle, cette réticence à couvrir objectivement les différents évènements dans le pays fait perdre les médias en crédibilité «On ne parle pas du tout des défaites de l’armée ni des territoires tombés dans les mains des rebelles. On ne parle même pas des difficultés rencontrées au quotidien par les citoyens par peur de remonter l’opinion publique face à l’incapacité du gouvernement» martèle-t-elle.

Des membres des rebelles syriens en février 2012 à al-Qsair. Auteur: Freedom House (CC BY 2.0)

Des membres des rebelles syriens en février 2012 à al-Qsair. Auteur: Freedom House (CC BY 2.0)

«Des vidéos appellent à notre assassinat»

Selon Bothaina, la douleur pour les correspondants de guerre travaillant pour les médias syriens est double: voir, d’un côté, leur propre pays vivre de tels évènements et vivre, de l’autre, un manque immense de reconnaissance à leur égard en voyant, par exemple, leur propre média accorder davantage d’importance aux correspondants étrangers pour la couverture des événements sur le terrain, ce qui les démotive considérablement. Au début de la crise, «l’enthousiasme était le premier motif pour aller sur le terrain sans aucune idée du danger qui nous attendait» précise Bothaina, qui pense que les journalistes syriens «ont pu, quand même, acquérir de l’expérience sur le tas et bénéficier de l’expérience des correspondants étrangers présents sur le terrain». Elle souligne que les journalistes sont «exposés, sur le terrain, à deux types de risques : le manque de formation et la médiocrité des équipements techniques et de protections comme le casque et le gilet pare-balles». Elle ajoute que «malgré tous les obstacles et les sérieuses menaces qui les guettent, les journalistes arrivent à produire une bonne qualité d’information».

Dans les zones contrôlées par les groupes extrémistes, les correspondants de guerre deviennent malheureusement le sujet des nouvelles à la place d’en être la source. Ils se transforment donc après leur capture en un butin précieux.

Bothaina a à plusieurs reprises failli compter parmi les victimes du conflit syrien. En octobre 2012, elle était en mission pour couvrir la visite d’observateurs étrangers dans un territoire sous contrôle des rebelles. Cette mission aurait pu tourner au vinaigre lorsque les rebelles avaient appris que Bothaina et son équipe appartenaient à une chaîne pro-régime: «insultes, accusations et appels pour nous tuer ont alors fusé». Une manifestation s’est vite constituée réclamant notre condamnation ! Heureusement, un homme armé faisant partie des leurs est intervenu et a pu convaincre ses camarades de respecter les visiteurs et de montrer ainsi une meilleure image devant les médias internationaux ; geste qui nous a permis, ce jour-là, de sortir sains et saufs de la foule». Elle ajoute que «les menaces sont devenues presque quotidiennes et se propagent à travers divers moyens de communication comme: les mails, les appels et les SMS. Même des pages Internet annonçant l’arrivée de notre dernière heure existent! À tel point que l’on peut même facilement visionner sur Youtube des séquences vidéo appelant à votre assassinat!» s’exclame-t-elle.

Des rebelles syriens observent les positons ennemies en octobre 2012 à proximité d'Alep. Auteur: Freedom House (CC BY 2.0)

Des rebelles syriens observent les positons ennemies en octobre 2012 à proximité d’Alep. Auteur: Freedom House (CC BY 2.0)

«Notre mission est très dangereuse» affirme Bothaina, qui précise que «la chance joue, parfois, un grand rôle». C’est ainsi qu’elle a failli laisser sa peau lors de la couverture d’événements se déroulant à proximité de Homs: «j’ai couru 50 mètres sous les tirs des snipers. Les éclats frappaient ma tête et mon corps. Je saignais de partout comme si je baignais dans mon sang de la tête aux pieds. Deux militaires m’accompagnaient et assuraient ma protection. J’ai commencé à crier lorsque l’un d’eux a été blessé. Heureusement, nous avons pu nous en tirer». Elle enchaîne en ajoutant que «lorsque nous avons terminé notre mission, je me suis installée dans une autre voiture que mon véhicule professionnel et, à ma grande surprise, j’ai vu le siège que j’utilisais habituellement soudainement criblé de balles tirées par les snipers. Ce jour-là, la chance était avec moi une deuxième fois» soupire-t-elle.

Pour résumer son propos, Bothaina compare son quotidien de correspondante de guerre en Syrie à une personne morte à la recherche d’une preuve qu’elle est encore en vie. Une course permanente avec la mort!

*Le déroulement de certains événements a été légèrement modifié afin de protéger nos sources d’informations

** Noms d’emprunts

Amra

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Bilan des journalistes victimes du conflit syrien depuis 2011

43 journalistes assassinés

13 journalistes emprisonnés

17 net-citoyens emprisonnés

130 net-citoyens et citoyens-journalistes tués

Source: Reporters sans frontières

Une liste exhaustive des journalistes assassinés en Syrie peut être consultée en cliquant ici