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Mon audition au SEM (partie 2/2)

Photo: Ahmad Mohammad / Voix d’Exils.

Le grand jour

Toutes celles et ceux qui demandent l’asile en Suisse approchent chaque jour leur boîte aux lettres avec le même espoir : « est-ce qu’une lettre du Secrétariat d’État aux migrations (le SEM) m’attend ? ». Voici la deuxième partie du témoignage de Samir Sadagatoglu, ancien membre de la rédaction valaisanne, qui est paru dans Voix d’Exils en février 2021 et qui a été interprété oralement par Zana Mohammed dans un podcast à découvrir ci-dessous.

Ecoutez la première partie du témoignage ici

Zana Mohammed

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Textes originaux:

Mon audition au SEM (partie 1/2) paru dans Voix d’Exils le 21.01.2021

Mon audition au SEM (partie 1/2) paru dans Voix d’Exils le 19.02.2021




Mon audition au SEM #1/2

Samir Sadagatoglu. Photo: Voix d’Exils.

Le jour où tout bascule

Toutes celles et ceux qui demandent l’asile en Suisse approchent chaque jour leur boîte aux lettres avec le même espoir : « est-ce qu’une lettre du Secrétariat d’État aux migrations (le SEM) m’attend ? »

Quand vous constatez qu’il n’y a pas la fameuse lettre, vous êtes déçu, vos sentiments sont ébranlés et vos pensées sont confuses. Mais, malgré tout, vous gardez l’espoir qu’elle arrive le lendemain. Parfois, ce processus peut prendre des années. Personnellement, j’ai attendu deux ans et six mois. Pendant tout ce temps, tous les jours, parfois même le dimanche, j’ai cherché cette lettre dans ma boîte aux lettres à plusieurs reprises. Et finalement, un beau jour, je l’ai reçue…

L’audition

Toutes celles et ceux qui reçoivent une convocation du SEM, et particulièrement celles et ceux qui l’attendent depuis longtemps, sont aussi heureux que s’ils avaient déjà reçu une réponse positive à leur demande d’asile. Mais immédiatement après cette joie éphémère, une nouvelle étape très responsable commence : vous devez vous préparer à l’audition. J’ai commencé à recueillir les déclarations sur mon cas des organisations internationales et des agences gouvernementales: Amnesty International, Humant Right Watch, Reporters sans frontières (RSF), Freedom House, le département d’État américain, le Parlement européen, le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme. J’ai classé tout ces documents et j’ai pris des notes.

« Comment vous sentez-vous ? N’êtes-vous pas stressé ? »

Voilà comment, si je ne me trompe pas, le représentant du SEM m’a accueilli.

« J’avoue que je suis un peu stressé… »

Ai-je répondu, tout en ajoutant:

« Mais je suis très content d’avoir reçu cette convocation après deux ans et sept mois. »

J’ai l’ai regardé attentivement dans les yeux. Il m’a également fixé avec ses yeux perçants. Cela n’a pris qu’un instant. Puis il a détourné son regard, impassible et froid, et s’est mis à regarder le grand écran accroché au mur latéral. Pendant l’audition, j’ai essayé à plusieurs reprises d’accrocher son regard. Je pensais peut-être pouvoir lire dans ses yeux ce qu’il pensait de moi. Comme s’il le ressentait aussi, avec une grande habileté il a gardé ses yeux loin de moi jusqu’à la fin de la réunion.

J’avais réfléchi à de nombreuses questions que j’imaginais qu’on pourrait me poser et je m’y étais préparé. Nonante pour cent de mes prédictions ne se sont pas réalisées. Le représentant du SEM semblait savoir ce à quoi je m’attendais et ne m’a adressé presque que des questions que je n’avais pas prévues.

J’étais assis le dos à la porte. A travers la grande fenêtre qui se trouvait en face de moi, je pouvais clairement percevoir un bâtiment qui était en travaux. Il y avait là une énorme grue. Aussi étrange que cela puisse paraître, je me souviens maintenant que la grue portait une inscription avec les mots suivants écrits en majuscules: « NO STRESS ». Mais je ne l’ai pas remarqué consciemment durant l’audition, je m’en suis souvenu plus tard et je me souviens aussi que chaque fois que mon regard accrochait ce message durant l’audition j’étais troublé.

« Tout demandeur d’asile est un blessé inconnu »

Je pense que tout demandeur d’asile est, en fait, un blessé inconnu. Je pense que lors de l’audition, le sujet ne s’arrête pas uniquement aux faits et aux documents officiels qui les confirment. Il y a aussi des blessures spirituelles, des douleurs et des tragédies personnelles que les gens transportent en eux, qu’ils sont capables ou non d’exprimer. Et il y a un problème de traduction aussi, ce n’est un secret pour personne. Je reconnais que c’est vraiment une tâche très difficile de distinguer ces personnes dont la vie est terrifiante, de reconnaître ces blessés inconnus et d’évaluer leur dossier. Je voudrais profiter de cette occasion pour remercier tous les experts qui réussissent à le faire.

Notre audition – la mienne et celle de ma famille – a duré deux jours. Deux jours longs et difficiles, pleins de tensions et de stress. Lorsque ce fut enfin fini, c’était comme si un lourd fardeau avait été soudainement retiré de nos épaules. Personnellement, j’étais tellement soulagé et léger que si le vent avait soufflé, il aurait pu me pousser en avant et me faire m’envoler.

A la sortie, nous mangions des croissants et buvions du café à l’arrêt de bus qui se trouve devant le bâtiment du SEM à Wabern. J’étais debout, ma femme, mon fils et ma fille étaient assis. Les voitures passaient devant nous sans arrêt. J’étais fatigué et pensif, mais je ne me souviens plus à quoi je pensais. Soudain, de tout mon être, j’ai senti que quelqu’un qui me faisait un signe. J’ai regardé autour de moi avec attention et j’ai vu un homme dans le tram numéro 9 nous faire un signe de la main en souriant. C’était lui: notre juge ! Au début, machinalement, j’ai fait signe de la main pour répondre. Mais dès que je l’ai reconnu, j’ai appelé les membres de ma famille avec une grande joie :

« Regardez le tram ! Vite ! Là, la fenêtre du milieu ! »

« Mais que se passe-t-il ? » a demandé ma femme et, un instant plus tard, elle a tout compris! Elle a souri et a commencé à faire un signe de la main.

C’était une scène tellement difficile à imaginer : notre juge et nous – ma famille et moi – riions et faisions signe de la main.

Bien que nous ne connaissions pas la raison exacte de ces gestes, nous étions si heureux ! Ce moment, semblable à un film, a duré à peine quelques secondes. Mais quand je me souviens de cet instant, je souris involontairement et je me demande à quel point Monsieur le juge a compris et reconnu que nous étions des blessés inconnus.  Je me demande quelle sera la réponse du SEM pour nous. Là c’est une nouvelle lettre à attendre parfois pendant des mois… Et tous les jours, j’approche ma boîte aux lettres avec cette question : « est-ce pour aujourd’hui ? »

Samir Sadagatoglu

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils

Lire la seconde partie:

Dans un article paru le 19.01.2021 sur Voix d’Exils intitulé Le grand jour #2/2.




Celui qui s’était perdu

Auteur: Byrev. Source: pixabay.com

Est-il possible de s’acheter soi-même?

C’était un événement terrible: il s’était perdu. Aussi clairement et simplement que lorsqu’on perd un objet: son argent, son mouchoir, ses lunettes de soleil ou un bouton arraché de sa veste. Il s’était perdu quelque part. C’était une perte douloureuse, sans aucun doute la plus grande perte de sa vie. On peut à nouveau gagner de l’argent et, avec cet argent, acheter un autre mouchoir, des lunettes de soleil ou, bien sûr, un nouveau costume. On peut rattraper ces pertes très ordinaires. Mais s’acheter soi-même, c’est un problème très compliqué. Dans quel magasin peut-on se rendre et dire au vendeur: « Je voudrais m’acheter »? Sans aucun doute, le vendeur va penser qu’il se trouve en présence d’un fou, va vous regarder avec surprise et peur, s’écarter à la hâte et appeler secrètement la police ou un hôpital psychiatrique pour les informer qu’une personne mystérieuse se trouve dans son magasin. Oui, c’est exactement ce qui va se passer.

Il se débattait dans ses pensées comme un poisson pris dans un filet, mais il ne pouvait pas se rappeler comment il s’était perdu. Après tout, comment était-ce arrivé, où et quand? Pourquoi ne s’en était-il pas aperçu immédiatement? Est-il possible de se perdre ainsi? Est-ce la conséquence d’une intervention divine? Il était déjà convaincu que sa vie était un échec. Pourquoi est-ce que cela lui était arrivé à lui ? Comment allait-il pouvoir désormais soutenir le regard des gens – de ses voisins, de ses parents, de ses connaissances? Tout le monde se moquerait probablement de lui. Et ses collègues, surtout ceux qui lui donnaient sans arrêt des conseils, lui reprochaient de ne pas être un homme de son temps, d’être incapable de communiquer avec le chef, de ne pas vivre comme tout le monde, ceux qui le surnommait « l’amoureux de la vérité » seraient plus enthousiastes encore pour le tourner en ridicule.

Après avoir repassé ces scènes dans son esprit, il se sentit rempli de trouble et se posta devant un miroir : l’homme qui le regardait était bien lui-même, cela ne faisait aucun doute. Sa tête, ses oreilles, son nez, ses yeux, ses mains, ses pieds – tout était en place. Mais de tout son être, son esprit, ses sens, il sentait que quelque chose manquait. Il en était sûr à cent pour cent. Oui, dans le reflet du miroir, tout était en place. Mais dans sa réalité, dans sa vie, quelque chose manquait. Quand il réalisa à nouveau cette dure et amère vérité, son cœur lui fit aussi mal que s’il avait été blessé par balle.

Ce jour-là, il quitta la maison dans la peur et l’anxiété pour aller travailler. Fait intéressant, personne ne soupçonna quoi que ce soit; personne ne se rendit compte de sa perte. Un seul collègue, qui partageait son chagrin, le regarda attentivement et lui demanda avec suspicion:
– Que t’est-il arrivé? Es-tu malade? Tu as l’air très étrange. Tu ressembles à quelqu’un qui a perdu quelque chose de précieux…
Il ne se souvient plus de ce qu’il lui a répondu; il a rapidement coupé court et a quitté son lieu de travail dans une peur étrange.

***

Il s’est alors complètement fermé. Il a d’abord écrit des poèmes. Et même si tout le monde les appréciait, insatisfait de ce qu’il avait écrit, il dit adieu à la poésie pour toujours. Il est ensuite devenu peintre, puis compositeur… Pendant un certain temps, il a aussi travaillé comme apprenti à côté d’un cordonnier. Mais en vain. Des années plus tard, il n’était toujours pas à son aise, il ne s’était pas retrouvé.

***

C’était un jour d’hiver gris. Le ciel ressemblait à un grand tamis que les flocons de neige traversaient. Les mains dans les poches de son manteau, il marchait vite dans le vent. Et le vent, hurlant comme un loup, soufflait la neige et frappait le visage des quelques passants. Après avoir longtemps traversé cette neige et ce vent, il entra dans un café et s’approcha du comptoir.
– A boire!
– Non, paie d’abord tes dettes, tu boiras ensuite. Combien de temps vas-tu boire ma vodka à crédit? – demanda le barman.
– Je paierai bientôt mes dettes. Et maintenant, je t’en prie, donne-moi quelque chose… mon cœur est sur le point d’exploser et je suis sur le point de geler.
– En aucune façon!
– S’il vous plaît…
– Non, j’ai dit non!

Embarrassé, il s’approcha de l’une des tables et s’assit, la tête entre les mains. Deux personnes installées dans le coin le plus éloigné du café se sont murmuré quelque chose. Elles ont appelé le serveur, ont payé toutes les dettes de l’homme au vieux manteau et lui ont recommandé de lui servir autant de boisson qu’il le demanderait. C’étaient deux anciens collègues, parmi ceux qui lui conseillaient d’être un homme de son temps. Maintenant, l’un était devenu le chef et l’autre, le chef du département.

Le chef a dit:
– Vois-tu ce qui lui est arrivé? Quel dommage! C’était un talent inestimable.
– Vous avez raison – a rétorqué le chef du département. C’est la fin de toutes les personnes qui ne se donnent pas de valeur : l’alcool, l’ivresse, une vie dénuée de sens, ruinée.

Ils ne firent pas de mouvement vers lui parce qu’ils avaient honte de le faire devant les gens autour d’eux.
En général, tous ceux qui le connaissaient le traitaient de cette façon: comme s’ils ne l’avaient jamais connu. Tous, autour de lui, les voisins, connaissances, anciens collègues, contemporains, le considéraient comme un homme impuissant et malheureux, un ivrogne. Et le pire, c’est que personne ne s’est jamais rendu compte qu’il se cherchait encore.

Dehors, il neigeait sans arrêt, comme si le but de cette neige tenace était de blanchir la face du monde entier.

Samir Sadagatoglu

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils