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Des belles «Promess»

Un dessin signé Saras Pages

Une illustration signée Saras Pages.

Enquête

Dans le courant du mois de juillet 2013, une opération policière dénommée «Promess» a été menée dans le canton de Neuchâtel à l’encontre des dealers. Suite à cela, Nicolas Feuz, procureur du canton de Neuchâtel, a soutenu, dans un article de 20 minutes paru le 4 juillet 2013, que « [presque] 90% des demandeurs d’asile originaires de l’Afrique de l’Ouest hébergés par le canton s’adonnent au trafic de cocaïne ». Surpris par cette allégation, la rédaction vaudoise de Voix d’Exils a mené une enquête pour vérifier la consistance de ce chiffre et Fbradley Roland a pris sa plume pour écrire un édito.

Les chiffres de M. le procureur disséqués par Voix d’Exils

Pour vérifier si neuf requérants ouest-africains sur dix seraient des dealers dans le canton de Neuchâtel, la rédaction vaudoise a procédé à une enquête qui s’est déroulée en deux étapes.

Dans un premier temps, nous avons tenté de nous procurer le rapport de l’opération Promess afin de vérifier la méthodologie qui aboutissait au chiffre divulgué à la presse. Mais, malgré nos investigations, nous n’avons pas réussi à obtenir ce rapport. Dans un courriel envoyé par M. le procureur à la rédaction vaudoise, ce dernier mentionne que «[l]’opération PROMESS regroupe en réalité autant de dossiers qu’il y a eu d’appréhensions policières et/ou de personnes formellement mises en cause dans ce cadre, ce qui représente plus d’une centaine à ce jour […] Les autres informations contenues dans ces nombreux rapports demeurent pour l’heure bien évidemment couvertes par le secret de fonction et le secret d’instruction».

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Les chiffres précis et officiels n’étant pas accessibles, nous avons alors opté pour une méthode comparative. Nous avons contacté l’Office fédéral des migrations (ODM) pour obtenir une liste du nombre total de requérants, notamment ceux d’origines ouest-africaines, enregistrés depuis l’année 2010 jusqu’au premier semestre de l’année 2013 dans le canton de Neuchâtel, afin de vérifier si les chiffres avancés dans l’article sont plausibles. Après analyse, nous nous sommes rendus compte que les chiffres (ou du moins leur interprétation) s’avèrent vraisemblablement très différents des chiffres divulgués par le procureur.

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Selon les données fournies par l’ODM, sur les 433 requérants d’asile ressortissants d’Afrique de l’Ouest, 164 sont originaires du Nigeria et 279 viennent des autres pays de cette région.

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Si, sur 130 interpellations (avec une marge d’erreur sur la « centaine » citée plus haut) 70% concernent des Nigérians (« la majorité » citée dans l’article), alors 30% des requérants d’asile (91 Nigérians et 39 Autres) sont arrêtés pour deal face à 70% des ressortissants d’Afrique de l’Ouest qui ne dealent pas.

Donc, d’une part, les dealers sont une minorité parmi les requérants d’asile ouest-africains et, d’autre part, selon le procureur, ceux qui dealent seraient en majorité des ressortissants d’un seul pays parmi 15.

Ces résultats sont bel et bien différents de ceux avancés par le Ministère public et la police neuchâteloise. Plus loin, dans ledit article, Monsieur Feuz ajoute : «[qu]’on arrête de nous dire que seule une petite partie des requérants ouest-africains pose problème et fait de l’ombre aux autres, c’est tout simplement faux».

Il est bien connu que les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes. La diffusion de tels chiffres dans l’espace public – avec les conséquences dévastatrices pour l’image des communautés africaines qu’ils engendrent – mérite une fine analyse. Dans ce cas précis, il faut prendre garde à la formulation. A savoir, si la majorité des dealers arrêtés sont des Nigérians et que le Nigeria est en Afrique de l’Ouest, alors il n’est pas faux de dire que 90% des dealers sont d’Afrique de l’Ouest. En revanche, au vu des chiffres, il y a une forte majorité de migrants d’Afrique de l’Ouest qui ne deal pas. Par conséquent, il est entièrement faux de dire que 90% des Africains de l’Ouest sont des dealers, 70% d’entre eux ne l’étant pas.

Loin des polémiques, cet article vise à contrecarrer des amalgames fâcheux qui, malheureusement, préjudicient beaucoup de requérants d’asile. S’agissait-il d’un effet d’annonce ? Pourquoi donc la presse n’a-t-elle pas interrogé ce chiffre, alors même qu’il paraissait surdimensionné ? Comment empêcher que de tels phénomènes se reproduisent à nouveau ?

Seul un travail de vérification est susceptible de restituer les faits, mais le mal est malheureusement trop souvent déjà fait.

Elom et Bamba

Membres de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

En Helvétie du deal : chacun trouve son bonheur !

Édito

Nicolas Feuz, procureur du Ministère public du canton de Neuchâtel, se félicite que le nombre de dealers ait diminué, que près de 150 grammes de cocaïne et 12’000 francs suisses aient été confisqués. Et par la même annonce que 56 trafiquants ont été condamnés à de la prison ferme pour une durée d’un à six mois. La présence des dealers en ville de Neuchâtel s’est raréfiée depuis l’opération baptisée «Promess», «La grande majorité des personnes interpellées sont des Nigérians», explique sans ambages Nicolas Feuz dans les colonnes du journal 20 minutes. Mais l’article ne précise pas le nombre de demandeurs d’asile à Neuchâtel, n’indique pas si l’opération est uniquement ciblée sur les ouest-africains, ni qui sont les «vendeurs-grossistes», ou encore comment des trafiquants confinés dans des hôtels luxueux arrivent à recevoir leurs marchandises. Répondre à ces questions permettrait de mieux comprendre et d’analyser ces faits. Comment donc ne pas s’offusquer du manque de volonté en Suisse d’ouvrir un débat en dehors des biais politiques et de ses amalgames fâcheux sur les questions de l’immigration, de la vente de drogues et du racisme ? Un pan du voile devrait être soulevé sur au moins quatre points pour clarifier ces épineuses questions: la corrélation drogue-immigration, les manipulations politiques de cette question, le sensationnalisme qui en est fait autour par les médias et la réalité du terrain.

En attendant cela, on peut dire que la vie en Suisse restera «belle» pour beaucoup de monde. Les barons de la drogue «cinq étoiles» s’en mettent plein les poches; la presse fait feu de quelques boulettes de cocaïne par ci par là et vend ses titres à tour de bras, certains politiciens en profitent pour se faire élire ou pour gagner des votations, une partie de la population s’en met plein les narines, et les petits détaillants ouest-africains jouent au chat et à la souris avec la police.

Bref, en Helvétie du deal, chacun trouve son bonheur!

FBradley Roland

Journaliste, contributeur externe de Voix d’Exils