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L’avenir inconnu

Deux ans de guerre en Ukraine #2

Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Samedi prochain, cela fera donc deux ans que la guerre a éclaté. Voix d’Exils a décidé de publier une série d’articles autour de cet événement marquant.

Il y a deux ans, nous envisagions l’avenir avec confiance en Ukraine. Nous nous étions presque adaptés à la vie en temps de pandémie, sans nous douter que des événements soudains nous attendaient avec des conséquences dramatiques : perte d’êtres chers ou séparations, changements des conditions de vie, atteintes à la santé et instabilité politique. Dans une telle situation, il est naturel d’avoir peur de l’inconnu.

Après avoir récupéré nos « valises de secours », nous avons inconsciemment rempli nos bagages avec de la peur, du ressentiment, de la colère, de la douleur et de la nostalgie. Ainsi, nous avancions dans la vie en portant nos âmes blessées, en cherchant une lueur d’espoir et des moments de répit, mais parfois en étant confrontés à de nouveaux obstacles qui nous faisaient chavirer. Mais un manque de confiance en soi et une impréparation à de nouveaux chocs peuvent nous faire voir la réalité de manière hostile.

Surmonter nos peurs et nos inquiétudes

Chacun réagit différemment face à l’adversité. Certains et certaines restent dans une attente passive. Ils préfèrent ne rien faire et espérer le meilleur, mais ratent des opportunités. D’autres, au contraire, agissent avec précipitation et prennent des risques inconsidérés. Le déséquilibre et l’excès d’émotions nous empêchent de vivre pleinement, de communiquer efficacement avec les autres et de bénéficier de leurs conseils et de leur soutien. En quelques mots, nous avons besoin de prendre soin de nous-mêmes pour surmonter nos peurs et nos inquiétudes.

Trouver des opportunités dans l’inconnu

Bloqués et surchargés, notre désir de combler le vide et de reconstituer rapidement ce que nous avons perdu nous aveugle parfois sur l’impact que nous avons sur nous-mêmes et notre communauté. Pour sortir de ce cercle vicieux, nous devons faire appel à cette partie de notre être, souvent méconnue de nous, qui est capable d’affronter l’incertitude, de percevoir les signes du danger et d’analyser les situations sans se laisser submerger par des commentaires sentimentaux.

L’effondrement de notre ancienne vie est inévitable et chercher à revenir en arrière ne fera que freiner notre développement. Pour créer une nouvelle vie, il faut du temps et de la persévérance. Bien que cela puisse sembler impossible et déroutant, parfois, en laissant derrière nous ce qui est familier, nous ouvrons la voie à de nouvelles opportunités qui n’avaient pas leur place dans nos vies auparavant. Il est important d’apprécier chaque étape de ce parcours, de ressentir de la gratitude, de remercier celles et ceux qui nous ont soutenus, ainsi que le pays qui nous a accueillis – la Suisse – car personne n’est obligé de nous aider.

Nadiia Kutzina

Membre de la rédaction vaudoise Voix d’Exils




Une hirondelle au printemps

Loin, au-delà des frontières

La Suisse est le pays où – hormis la Géorgie – j’aurais voulu naître et je suis reconnaissante pour tout ce qu’elle m’apporte. Mais je suis ici comme une hirondelle aux ailes brisées qui s’envolera sûrement un jour vers sa Géorgie et emportera avec elle un grand amour pour la Suisse.

Je suis au bord du lac et j’ai des larmes aux yeux. Je pense à ma patrie, ma Géorgie. J’erre quelque part au loin, là où le soleil couchant épouse les rayons des vagues. Je murmure aux rayons l’amour indicible que je porte pour mon pays et ma famille.

Qu’est-ce que c’est la patrie ?

Pour moi, la patrie c’est le soleil, la mer, la lune, les étoiles, les montagnes, l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, l’amour que nous ressentons. C’est la joie, la douleur, le désir, c’est un mélange de tous ces sentiments.

Je suis arrivée en Suisse il y a 6 ans et depuis je n’ai même pas mis les pieds sur ma terre natale. Je vis dans un pays où j’ai tout ce dont j’ai besoin, dans un pays où beaucoup de personnes rêvent de vivre. Je devrais être très heureuse n’est-ce pas ? Je suis heureuse d’être ici mais il me manque un bout de bonheur, ce qu’on appelle la nostalgie de la patrie. Ici, c’est le paradis en enfer pour moi, et ma pauvre Géorgie est l’enfer au paradis !

Le soleil se lève ici aussi, mais il n’est pas aussi brillant et chaud que dans mon pays natal. Ce beau lac Léman ne peut pas me calmer comme ma mer Noire déchaînée là-bas. Et ces fabuleuses Alpes ne peuvent me remplir d’énergie et me donner un sentiment de liberté comme les immenses montagnes du Caucase de ma Géorgie le ferait.

Je n’avais jamais imaginé qu’après tant d’années, je ne pourrai pas y retourner au moins quelques jours pour voir ma famille, mes amis et le village où j’ai passé les plus belles années de ma vie, où j’ai beaucoup de beaux souvenirs, où était mon grand-père le plus cher qui m’attend toujours. Chaque printemps, il se réjouissait de m’accueillir avec impatience et que vole sa première hirondelle. Je passais toutes mes vacances avec lui. Cela fait déjà plusieurs printemps que je ne peux même pas me rendre au cimetière dans lequel il repose pour fêter l’arrivée du printemps.

On dit qu’il n’y a pas d’immigré plus triste sur Terre qu’un Géorgien, que les Géorgiens aiment leur patrie d’une manière fusionnelle. Je pensais c’était exagéré jusqu’à ce que je devienne moi-même une immigrée et que j’éprouve le même sentiment.

Aujourd’hui, je peux sincèrement dire que nous, les Géorgiens, nous portons l’amour de notre pays dans le cœur. Pour nous, la patrie est partout et en tout. Les Géorgiens prient, travaillent, chantent, dansent pour leur patrie. La table géorgienne commence toujours par un toast à la Géorgie et à ses racines. Pour nous, nos racines, nos ancêtres et nos traditions sont très importants et c’est probablement pourquoi les Géorgiens – peu importe où ils vont – reviennent toujours à leurs racines.

Depuis le jour où je suis arrivée ici, je peux dire que la Suisse est le pays où – hormis la Géorgie – j’aurais voulu naître. C’est un pays parfait et je suis reconnaissante pour tout ce qu’il a fait pour moi. Mais je suis ici qu’en étant une hôte temporaire, comme une hirondelle au printemps qui s’envolera sûrement un jour vers sa Géorgie et emportera avec elle le plus grand amour pour la Suisse.

Kristine Kostava

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils




Pour chaque début, il y a une fin

La tristesse de la séparation

Quand le moment des adieux de mes enfants est arrivé et que les câlins ont pris fin, tout est devenu amer.  Je ne pouvais même pas lever la main pour leur dire au revoir.

 Il y a des années, je les ai embrassés et leur ai laissé mon cœur.

J’y ai laissé mes sentiments et mes souvenirs d’une belle période. Ma vie avec eux ressemble à un rêve. Le jour du départ est arrivé et j’ai dit au revoir à tout ce qui était en eux, les cœurs, la nostalgie, les larmes et l’espoir.

Le voyage du matin à l’école, les stylos à bille, les sacs à dos, le nœud dans les cheveux et les câlins me manquent.

Oh combien j’ai envie de ces moments, leur odeur, leurs émeutes, leurs sourires, le toucher de leurs joues et leurs baisers. J’ai essayé de ne pas les adorer de peur de m’attacher puis de m’éloigner d’eux mais j’ai échoué.

Je déteste les cérémonies d’adieu. Pour celles et ceux qu’on aime on ne dit pas au revoir car en fait ils restent en nous et on ne les quitte pas. Les adieux sont créés pour les étrangers et non pour les êtres chers.

Mes proches, pourquoi étiez-vous pressés de partir ? La tristesse de l’adieu ne changera pas le goût amer d’un mot ou d’un pur baiser, ou d’une chaude larme, ou d’un signe de l’échelle de l’avion.

Oh mes oiseaux migrateurs et mon rêve dispersé.

Quand ils sont partis, j’ai récupéré leurs jouets, papiers et cahiers et les ai mis dans le sac des souvenirs. Je n’occupais plus mes pensées à réviser les leçons de l’école, ni le type de frites chaudes, ni le prix du chocolat que j’avais l’habitude d’acheter pour elles. J’ai cessé de m’occuper de faire des pizzas ou des gâteaux, car aucune bouche ne le mérite après leur départ.

Et me voilà après des années à essayer d’écrire à leur sujet. Mais que puis-je écrire ?? Tous les mots seraient idiots !!

Quand le cœur éprouve la tristesse de la séparation, les gémissements se dessèchent dans la bouche, le langage engloutit ses mots et la mémoire perd ses expressions. Demain est un nouveau jour, un nouveau désir, une nouvelle tristesse et un espoir lointain.

Wael Afana

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils




L’imaginaire de l’Europe

Illustration : Kristine Kostava / Voix d’Exils

Comment les personnes restées au pays s’imaginent notre terre d’asile

Que signifie partir à l’étranger? Comment les personnes qui restent au pays s’imaginent-elles la vie des personnes réfugiées? Ont-elles suffisamment d’informations pour comprendre comment vivent les personnes réfugiées et comment se passe leur vie en Europe?

Les personnes qui ne vivent pas en Europe pensent qu’il y a un endroit appelé « Étranger » où il faut aller de toute façon pour devenir riche, avoir un meilleur avenir et vivre dans le luxe.

Ces personnes qui ne vivent pas en Europe pensent que l’argent est distribué facilement ici et qu’il suffit de se pencher pour le ramasser et que tous nos besoins sont satisfaits. Ils s’imaginent également qu’il y a beaucoup de beauté et qu’il suffit d’y faire attention. Ils disent aussi que les chômeurs se reposent à la plage en buvant du jus d’orange. Dans leur imaginaire, le bureau de l’immigration nous rend également visite tous les mois. Il nous offre un revenu mensuel, nous remercie d’être venus et nous souhaite un bon accueil tout en veillant à ce qu’on ne manque de rien.

Mais ces imaginaires ne correspondent pas à la réalité. Aucun immigré ne conjugue le verbe « émigrer » de la même manière. Chacun de nous a quitté le pays dans l’espoir et les raisons du départ sont différentes pour chaque personne. En revanche, personne n’abandonne sa maison si facilement et déraisonnablement pour retrouver ce paradis que serait l’« Étranger ». Tous les immigrés ressentent une nostalgie infinie, chargée émotionnellement. Ce sentiment, tous les immigrés le conjuguent de la même manière.

J’étais arrivée en Suisse il y a presque six mois et ma meilleure amie m’a appelée pour me dire que l’écran de son portable s’était cassé. Elle m’a dit : « Achète-moi un bon portable ». J’étais choquée parce que je venais d’arriver en Suisse, je ne travaillais pas et recevais très peu d’argent. Toutes les personnes qui immigrent savent que lorsqu’on arrive dans le pays de destination, on doit tout recommencer et faire de nombreux efforts pour s’adapter. Cela en soi prend environ cinq ans, : apprendre la langue, la culture et les coutumes d’un pays. À mon arrivée, je ne maitrisais pas la langue et je ne connaissais rien du pays dans lequel j’étais arrivée. Je n’étais pas prête à être seule et je recommençais ma vie à zéro. Je devais faire un travail sur moi pour communiquer avec les autres et je devais me débrouiller seule dans cette nouvelle vie que je commençais. Dans ma situation, je ne pouvais pas répondre aux besoins de quelqu’un d’autre.

Depuis que je suis en Suisse, beaucoup d’amis m’ont demandé de l’aide. J’ai dû leur expliquer ma situation, comment ma vie se passait en Europe, à quoi ressemblait vraiment l’« Étranger ». Je ne pouvais pas m’occuper des autres car je devais d’abord m’occuper de moi-même, et ceci m’a amené à couper les liens avec des personnes dont j’étais proche auparavant. Et encore moins le jour où je ne pourrai plus répondre à mes propres besoins en ce qui concerne mon logement, mon alimentation et ma santé.

Zahra Ahmadiyan

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils




« Je devais construire ma renaissance »

Wael Afana. Photo: Voix d’Exils.

Les fruits suaves et les fruits amers de l’exil



Un jour, je me suis dit : « Je veux aller en Suisse, vers un pays qui puisse reconnaître mes qualifications ». Aussitôt, une autre partie de moi-même a réagi : « Quelle folie de vouloir t’en aller ! Dans ton pays bon et tolérant, un âne peut rester caché et espérer déjeuner. Mais là-bas, tu seras découvert en moins d’un quart d’heure ! Ecoute mon conseil et reste ici ! »

Mon expérience de l’immigration n’est pas aussi dramatique que tant d’histoires lues sur Internet ou entendues dans le centre pour réfugiés où j’ai séjourné. Je suis arrivé légalement en Suisse, par avion, et n’ai pas connu les conditions très dures que d’autres ont traversées, risquant la mort par noyade ou l’épuisement dans les forêts à suivre leurs passeurs.

Mon exil a commencé au moment où j’ai quitté ma famille et ma maison pour un endroit inconnu. Des obsessions ont commencé à surgir. Serai-je capable de réorganiser ma vie ? J’éprouvais les symptômes de l’exil, qui se manifestaient par la peur, la tension et l’agitation.

Je savais que ma capacité d’adaptation dépendait de ma facilité à absorber et à surmonter la crise de la séparation ; je devais construire ma renaissance.

Si tout se passait normalement, ma vie devait changer et évoluer : j’allais rencontrer de nouveaux amis et me familiariser avec les sites, les lieux, les langues, les coutumes, le climat et peut-être une nouvelle profession et un nouveau statut socio-économique. Tout ce que je craignais, à la suite de ma décision, c’était de renforcer des sentiments de culpabilité et de dépression.

La vie dans un centre pour requérants d’asile

J’ai été transféré dans un centre pour requérants d’asile dans une ville éloignée avec un grand nombre d’immigrants de différents pays, langues et cultures. J’ai essayé de m’adapter et j’ai même aimé rencontrer des personnes de tant d’horizons différents. La langue n’était pas un obstacle pour moi en raison de ma maîtrise de l’anglais. J’ai appris bien des choses durant ce séjour et j’ai effectué des travaux bénévoles au service de mes collègues immigrants.

Mon arrivée au camp a coïncidé avec l’avènement du mois sacré du Ramadan, avec ses rites religieux, le rassemblement de la famille et la préparation des plats les plus délicieux. J’ai souffert émotionnellement et psychologiquement d’être éloigné de ma famille pendant ce mois sacré. La séparation est comme la mort, surtout dans les circonstances liées à l’émigration. Elle est le plus souvent définitive.

Que pensent les Suisses ?

Parfois, je me demande comment les Suissesses et les Suisses nous voient. Eux aussi doivent être touchés par notre arrivée. La présence d’étrangers contribuera-t-elle à changer la structure et le tissu de la société ? Je pense que la société d’accueil ressent, à différents niveaux, une sorte de menace envers sa civilisation et son identité culturelle, la pureté de sa langue, sa foi religieuse, et son identité collective en général. En témoigne la réaction de certaines droites européennes envers les immigrés.

D’un autre côté, il existe une autre tendance qui a une vision différente de l’immigration et qui est plus ouverte. Elle voit dans les immigrés une richesse culturelle et une diversité sociale qui valorisent le pluralisme, l’ouverture et le brassage des cultures.

Trop âgé pour s’intégrer ?

Généralement, les personnes plus âgées ne souhaitent pas émigrer ou faire des changements abrupts dans leur vie ; cela leur coûte trop de quitter leurs proches et les choses auxquelles elles tiennent, qui sont pour elles une source de sécurité et de réconfort. Si elles émigrent malgré tout, c’est pour des raisons impérieuses.

L’immigré perd sa langue maternelle et s’éloigne ainsi de toutes ses expériences passées ; son enfance et ses souvenirs se perdent. Il doit se mettre à apprendre le plus rapidement possible la langue du pays d’accueil.

Franchir cette étape à mon âge (55 ans) fut particulièrement difficile. Malgré mes tentatives, je n’ai pas eu l’opportunité de bénéficier de cours intensifs de langue dans une école.

Je sais que je dois découvrir mes outils et m’explorer comme un enfant. Je suis obligé de répéter les expériences et lutter pour me protéger ; je dois aussi conserver les choses précieuses qui me restent de ma patrie.

Pour conclure, ma migration peut être vue comme un état de remise en question et d’expérimentation de mes qualifications pour savoir jusqu’où je peux aller dans cette aventure, car elle contribue à élargir les choix mentaux et les expériences psychologiques.

Wael Afana

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils