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«Le discours pour justifier l’exclusion est aujourd’hui plus sophistiqué et moins identifiable au racisme qu’auparavant»

Dr. Philippe Gottraux. Photo: André / Voix d'Exils

Dr. Philippe Gottraux. Photo: André / Voix d’Exils

Face à la montée de l’extrême droite en Europe et à l’adoption par le peuple suisse de l’initiative portée par l’Union Démocratique du Centre (UDC) dite « Contre l’immigration de masse », Voix d’Exils s’est penché sur le sujet avec Philippe Gottraux, politologue à l’Université de Lausanne, pour mieux comprendre le phénomène.

Voix d’Exils : Quelles sont les spécificités et caractères communs des idéologies d’extrême droite ?

Philippe Gottraux : Historiquement, l’extrême droite européenne est liée à des courants qui ont été marginalisés après la guerre – comme le fascisme et le nazisme -, mais qui ont continué à exister très marginalement dans la société. Ce qui est préoccupant ces derniers temps, c’est la recrudescence des courants d’extrême droite partout en Europe. On observe, bien sûr, des différences entre eux, même si les thématiques peuvent se ressembler. Ils partagent, par exemple, une espèce de phobie envers les étrangers ou, pour les groupes plus modérés comme l’UDC, une obsession du « problème » que représentent pour eux les étrangers. Mais ce n’est quand même pas la chasse à l’homme à coups de barre de fer, organisée par le mouvement grec Aube Dorée dans les rues d’Athènes, sous les yeux complaisants de la police…

Qu’est-ce qui différencie les mouvements d’extrême droite actuels par rapport à ceux des années 30-40 ?

Les mouvements des années 30-40 ont perdu la guerre, puis la bataille idéologique. Il y a eu un tabou – au sens politique et positif du terme – pour interdire le racisme. Il a fallu une modération des discours d’extrême droite dans ce nouveau contexte. S’en est suivi la désignation de nouveaux boucs émissaires. Alors que, tendanciellement, l’antisémitisme est devenu indicible, le racisme anti-Roms se porte bien. A droite, on agite aussi la menace de l’Islam, de l’islamisation de l’Europe, ou encore celle des migrations venant des sociétés du Sud.

Quelle est la vision du monde des mouvements d’extrême droite ?

C’est la construction d’une vision du monde qui est systématiquement organisée autour d’une opposition entre « Eux » et « Nous », d’une conception anti-égalitaire et hiérarchique de la société, ainsi que d’un nationalisme exacerbé. Pour ce qui nous concerne ici, le « Eux », c’est évidemment les étrangers, les « races », les cultures différentes de « Nous », avec lesquels il ne faut pas se mélanger. Prenez le débat qu’il y a eu en Suisse sur les minarets à l’occasion de la votation populaire nationale de novembre 2009. Le « Eux », c’était les musulmans avec leurs pratiques supposées incompatibles avec nos institutions. Il faut savoir qu’au 19ème siècle, une initiative fédérale acceptée par le peuple visait à interdire aux Juifs l’abattage rituel. C’était déjà les mêmes mécanismes : « On n’a rien contre les Juifs, on prend la défense des animaux. » Cette initiative avait bien sûr permis un déferlement de discours antisémites.

Ce refus de l’autre est-il un phénomène que l’on observe dans toutes les sociétés ?

Dans toutes les sociétés, il y a des « Eux » et des « Nous ». Une différenciation se fait entre le groupe d’appartenance comme la nation, la culture, et les « Autres ». La question est de savoir ce qu’on fait de cette différence. Il y a, bien sûr, des différences entre « Eux » et « Nous », mais doit-on les conflictualiser pour renforcer le « Nous » contre les « Autres » ? Je pense qu’un des fonds de commerce de l’extrême droite, c’est de faire une lecture de la réalité sociale sur cette base-là.

Comment les partis d’extrême droite justifient-ils le rejet des étrangers ?

Ce n’est pas nécessairement des étrangers, c’est des « Eux » qui sont la plupart du temps des étrangers ou issus de l’immigration. L’extrême droite a été marginalisée après-guerre, parce que ses arguments pour exclure les « Eux » – en l’occurrence les Juifs ou les Tsiganes – étaient des arguments radicaux qui ont conduit à des extrêmes comme l’extermination. Maintenant, le discours pour justifier l’exclusion des « Eux », ou la séparation avec les « Eux », est en général beaucoup plus modéré, plus sophistiqué, et donc moins rapidement identifiable au racisme. Les gens qui se revendiquent explicitement du racisme ou qui revendiquent explicitement la supériorité des Blancs sur les Noirs ou des Suisses sur les étrangers sont minoritaires. De fait, les arguments qui circulent ne sont ni méprisants ni haineux, ils sont plus subtils. Le danger, c’est que ces arguments plus subtils sont davantage recevables pour la société.

Est-ce le seul danger ?

Non. L’autre danger, c’est la réappropriation tactique par ces courants d’extrême droite de thématiques ou de valeurs qui sont historiquement de gauche. Par exemple, la défense de la laïcité. On entend : « L’Islam est incompatible avec nos valeurs parce qu’il est contre la laïcité. » ; « On ne veut pas de musulmans ou d’immigrés venant du Tiers Monde parce qu’ils traitent différemment leurs femmes que nous. » Sous-entendu : « Ils traitent mal leurs femmes, nous on les traite bien. » L’extrême droite se réapproprie les valeurs de la défense du droit des femmes pour justifier des formes de racisme subtiles. On entend ainsi Marine Le Pen défendre le droit des homosexuels, les droits des femmes, la laïcité, la République, etc. Pour quelqu’un qui est à la tête d’un parti d’extrême droite, c’est quand même nouveau !

Que faire pour contrer ce brouillage politique ?

Il est difficile de combattre ces idéologies d’extrême droite parce que justement elles brouillent les clivages. En gros, elles se réapproprient et dévoient des valeurs de gauche, à tel point que ça fait éclater une partie de la gauche sur ces questions. Sur la question de la laïcité, sur la question du port du voile en France etc. La gauche vole en morceaux. Mais, une autre partie de la gauche a conscience que c’est très dangereux de raisonner ainsi, parce que c’est une manière de faire de la place à ce racisme nouveau.

Les discours apparemment modérés cachent les vraies valeurs de l’extrême droite. Peut-on parler de discours masqués?

Pour le Front National c’est une stratégie politique. Il faut moderniser le discours, être trop franc ça ne passe plus. Sans compter le risque d’avoir des procès, car il existe des normes pénales antiracisme. Donc, pour une partie des acteurs, c’est du maquillage, c’est du calcul. Mais une partie des journalistes ne se rend pas non plus compte de ce que cache ce type de discours. On l’avait vu lors de l’initiative populaire de l’UDC sur les étrangers criminels soumise au peuple en novembre 2010. Du côté de la presse, personne n’osait attaquer de front la logique raciste qu’il y avait là derrière, dans sa logique de double peine qui consiste à punir différemment en rapport à la nationalité.

Comment expliquer la recrudescence des mouvements d’extrême droite actuellement en Europe ?

Il y a plusieurs explications qui tendent à dire que c’est lié à la crise économique, à une situation socio-économique qui se dégrade. C’est en partie vrai. Mais l’Espagne et le Portugal sont des pays qui subissent des politiques d’austérité phénoménales qui dégradent les conditions de vie des populations, qui créent de la misère, sans qu’on n’observe pour autant une montée significative des partis d’extrême droite. Donc, la situation économique dégradée ne suffit pas à elle seule à expliquer la montée de ces partis. La meilleurs preuve c’est qu’en Suisse l’UDC fait de très bons scores, mobilise sur des thématiques de rejet des étrangers, alors que la situation économique est bonne en comparaison internationale.

L’autre argument pour expliquer l’avancée de l’extrême droite, l’idée que la gauche et la droite – au sens gouvernemental – c’est du pareil au même. Les partis politiques de gauche ou de droite ne seraient plus suffisamment différents pour offrir des alternatives politiques claires aux citoyens. Ces derniers iraient chercher ailleurs, on le voit en France avec le Front National. Mais cette explication n’est pas suffisante non plus. J’ai l’impression qu’il faut une combinaison de facteurs explicatifs. Il faut regarder dans chaque situation, dans chaque pays, les éléments d’histoire. Dans l’histoire suisse, on a une tradition politique et culturelle, depuis le 20ème siècle, qui désigne les étrangers comme un « problème ». Dans la loi sur les étrangers datant du début des années 30, on se souciait déjà de l’Überfremdung, c’est-à-dire de « la surpopulation étrangère ». L’État suisse – pas l’extrême droite -, l’État est préoccupé depuis le 20ème siècle par le danger que représenterait la « surpopulation étrangère ».

En Suisse, qu’est-ce qui a changé depuis que l’UDC est devenu le premier parti politique ?

Ce qu’il faut regarder, ce n’est pas seulement les scores d’un parti d’extrême droite au niveau électoral, c’est en quoi ce parti arrive à faire bouger l’ensemble de l’échiquier politique vers la droite, et notamment vers des positions hostiles aux étrangers. Depuis 20-30 ans, en Europe, la situation s’est durcie à tous les niveaux, dans tous les pays. Même si l’extrême droite reste minoritaire – avec des scores électoraux oscillant entre 8% et 10% –, il y a des situations où elle devient le pivot qui tire l’ensemble de l’échiquier politique sur la droite, contre les étrangers. En Suisse, c’est particulièrement clair. Depuis que l’UDC progresse, les autres partis s’emparent des thèmes de l’UDC et font soit de la surenchère – parfois en essayant de la prendre de vitesse – ce qu’a essayé de faire le Parti libéral-radical, avec son initiative sur la mendicité (qu’il a maintenant retirée) ; soit ils proposent des solutions qui vont dans le même sens, mais qui sont un peu plus modérées. Mais ça va quand même dans le sens d’une stigmatisation des étrangers ou d’un renforcement de l’idée que les étrangers sont un problème.

Comment ces courants propagent-ils leurs discours ?

Prenons l’exemple des délits. Dans le discours dominant, on se pose systématiquement la question de savoir si c’est un étranger ou si c’est un Suisse qui l’a commis. Si c’est un Suisse, on va se poser la question de savoir si c’est un « vrai Suisse » avec tous les guillemets qu’il faut, ou si c’est un Suisse naturalisé. Il y a une espèce d’obsession, qui n’est pas seulement le signe de l’extrême droite. L’extrême droite joue à fond sur cet impensé nationaliste partagé, elle ne fait que le radicaliser, le systématiser. Ce qui ressort finalement renforcé, c’est l’idée que le clivage les Suisses / les Autres est une grille de lecture pertinente pour analyser n’importe quoi.

A titre personnel, qu’est-ce qui vous frappe dans ce phénomène ?

Je dirais que la force de l’extrême droite c’est sa force stratégique, alors que la gauche critique est sur ce plan dans les cordes. C’est aussi plus facile d’agiter les peurs que de faire appel à la raison, c’est peut-être ça le problème aussi… Pour finir sur un dernier exemple, celui des dealers, on néglige dans le débat public la plupart du temps les consommateurs, surtout si ce sont des personnes de la bonne société qui leur achètent de la drogue. Lorsque vous dites : « S’il y a des dealers, c’est qu’il y a des consommateurs », vous apparaissez déjà comme suspect !

La rédaction vaudoise de Voix d’Exils

 

 




La Côte d’Ivoire peine à installer la démocratie

 

Bingu wa Muthaika rencontre Laurent Gbagbo

Bingu wa Muthaika, président de l’Union Africaine rencontre Laurent Gbagbo. Photo: Abidjan.net

Après les élections présidentielles de 2010, le pays est divisé entre pro Gbagbo et pro Ouattara. Entre partition et chaos, l’avenir des Ivoiriens s’annonce très incertain.

Depuis les élections du 28 novembre dernier, la situation en Côte d’Ivoire défraie la chronique. Les medias du monde entier se font l’écho de la crise qui frappe ce pays depuis la victoire dans les urnes d’Alassane Ouattara. Une victoire contestée par le président sortant, Laurent Gbagbo, qui s’autoproclame vainqueur. Comment a-t-on pu en arriver là dans un pays qui, hier encore, était perçu comme la vitrine de l’Afrique de l’Ouest ? Il faut savoir que la Côte d’Ivoire a connu le régime du parti unique depuis les années 60 jusqu’en 1990 qui voit la naissance du multipartisme. Le parti le plus influent sera le Front Populaire Ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo. Ce dernier, après une lutte acharnée contre ses adversaires politiques une décennie durant, accède à la magistrature suprême en 2000. Il promet monts et merveilles au peuple ivoirien.

Laurent Gbagbo et l’esprit nationaliste

 Très futé, Laurent Gbagbo met la jeunesse de son côté et installe un pouvoir aux relents dictatoriaux. Il commence par endoctriner la population en distillant un esprit nationaliste. Sa cible sera l’Occident et principalement la France, qu’il traite d’impérialiste. Il réussit à inculquer cette vision du monde dans l’esprit d’une partie des ivoiriens et surtout dans les milieux estudiantins. En 2002, commence la rébellion armée qui aura des conséquences désastreuses, aussi bien pour la Côte d’Ivoire que pour le Mali, le Burkina, le Ghana et la Guinée qui sont les pays frontaliers. La population ivoirienne, lassée de vivre au quotidien le calvaire de la guerre, appellera de tous ses vœux le retour de la paix. Une paix qui ne sera possible que par l’expression de la souveraineté du peuple, c’est-à-dire l’organisation d’élections transparentes. C’est ainsi, après maints reports, qu’ont enfin lieu les élections, qui verront s’affronter deux candidats, en la personne de Laurent Gbagbo du FPI et d’Alassane Ouattara du Rassemblement Démocratique Républicain (RDR), opposés lors du deuxième tour, le 28 novembre 2010.

La confiscation du pouvoir et le peuple pris en otage

Il faut rappeler ici que, pour éviter tout dérapage et toute contestation de résultat, le pays, en collaboration avec la Communauté internationale, s’est doté de tous les moyens nécessaires pour aboutir à des élections irréprochables. Après trois jours de dépouillement, les résultats donnent Alassane Ouattara en tête. Les Ivoiriens ont enfin un président de la République et se réjouissent de pouvoir profiter d’une paix retrouvée. Mais que constate-on dans le camp de Laurent Gbagbo ? Après dix années de gestion calamiteuse des affaires de la nation, le candidat déchu n’entend remettre sa place à personne d’autre, encore moins à Laurent Ouattara, auquel il conteste la victoire. Voilà le peuple ivoirien à nouveau pris en otage. L’espoir de réunification d’une nation longtemps divisée s’effondre. Toutes les tentatives de médiation se soldent par un échec. La partition de la Côte d’Ivoire est plus que jamais une éventualité préoccupante avec, au nord, les pro Ouattara et, au sud, les pro Gbagbo. Le pays est devenu l’arène de sanglants affrontements quotidiens entre les partisans des deux leaders, à quoi s’ajoutent encore les répressions abusives de la part des forces de l’ordre.

Eviter de faire couler le sang

Faisant fi des accords et des engagements préalables pris auprès des Ivoiriens et des membres de la Commission Electorale Indépendante (CEI) au cours du processus électoral, Laurent Gbagbo s’accroche au pouvoir coûte que coûte en prétendant respecter la légalité constitutionnelle. Une question reste sans réponse : Pourquoi Laurent Gbagbo a-t.il accepté la certification des résultats du premier tour faite par les représentants de la Communauté internationale et conteste-t-il celle faite par eux au deuxième tour ? Il continue de vouloir faire vibrer la corde patriotique, en jetant l’anathème sur la France, les soldats de l’ONUCI (Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire) et les représentants de la CEDEAO (Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest). Pour le ramener à la raison, plusieurs solutions se présentent dont celle militaire, mais avec le risque de faire couler le sang. Si on considère les conséquences tragiques de l’intervention américaine en Irak et en Afghanistan, on comprend que cette option ne serait pas la bienvenue pour ce petit pays d’Afrique de l’Ouest.

L’inaction coupable du peuple ivoirien

Aussi, ce qui étonne, c’est le mutisme des Ivoiriens. Aujourd’hui les peuples africains en général et celui de Côte d’Ivoire en particulier feraient bien de s’inspirer de l’exemple tunisien. Voilà un peuple qui a subi les dictats d’un chef d’état durant vingt trois ans et dont le soulèvement à partir d’une petite localité a provoqué la libération. Les Ivoiriens se souviennent comme si c’était hier, qu’en 2000, le général Guéi Robert s’était autoproclamé président de la république au lendemain des élections. Une marée humaine s’était alors rassemblée dans les rues d’Abidjan pour lui arracher le pouvoir qui revenait de droit à Laurent Gbagbo. Aujourd’hui, cependant, on ne ressent pas de vigueur dans les réactions du peuple, que ce soit dans le nord où il semble acquis à la cause d’Alassane Ouattara ou dans le sud. C’est pourtant au peuple qu’il appartient d’aller chercher le pouvoir là où il se trouve et non à quelqu’un d’autre de le faire à sa place. Actuellement, les divisions ethniques sont le résultat des discours discriminatoires des politiques dont la devise pourrait être : diviser pour régner. Or, aucune nation ne peut se construire sur cette base. Un état moderne est un état dont l’appareil gouvernemental repose sur l’alternance démocratique. Il est donc impérieux que le peuple ivoirien impose ses choix à ses gouvernants pour recouvrer enfin la stabilité et une paix durable.

Clément AKE

 Membre de la rédaction lausannoise de Voix d’Exils