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Flash Infos #176

Sous la loupe : L’Australie accueille les personnes migrantes climatiques des îles Tuvalu / Amériques : Les personnes migrantes qui traversent la jungle du Darién sont exposées à des risques d’abus. / Les personnes déplacées de Gaza souffrent du froid et de la faim

Nos sources:

Avant la submersion des iles Tuvalu, l’Australie s’ouvre aux migrants climatiques

France24, le 11 novembre 2023

 

Amériques : Les migrants qui traversent la jungle du Darién sont exposés au risque d’abus.

HRW, le 9 Novembre 2023

 

Les déplacés de Gaza dans la poussière, le froid et la faim

Libération:  Le 12 Novembre, 2023

 

Réalisation du Flash Info #176

A la technique : Tsering et Malcolm Bohnet 

Au micro : Elvana Tufa et Natalia Gorbachenko

A la production : Alix Kaneza, Arienne-Maria Medici, Julia Ryzhuk et Malcolm Bohnet




« L’exil est une lutte pour retrouver sa dignité »

Photo: Elvana Tufa / Voix d’Exils

La vie après Voix d’Exils #1 – Rencontre avec Alain Tito Mabiala, ancien membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Aujourd’hui, nous commençons une nouvelle série de podcasts de Voix d’Exils: « La vie après Voix d’Exils ». Cette série  donne la parole aux anciens coordinateurs, coordinatrices, rédacteurs et rédactrices de notre média, qui nous racontent leur parcours au sein de la rédaction.  Ils partageront avec nous leurs expériences dans ce média.

Notre premier invité pour cette série est Alain Tito Mabiala, journaliste et écrivain congolais, en Suisse depuis 2015.

Elvana Tufa

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils




« Vous devez partir immédiatement, ils vont vous tuer »

Martha Campo en campagne électorale en 2015 lors des élections municipales de Palmira Valle.

Tout quitter pour avoir une chance de vivre en paix

C’était en août 2018. Je ne me souviens plus du jour. Je me souviens juste qu’il faisait très chaud comme d’habitude dans mon pays. C’était une journée de travail, je quittais les bureaux de la Cour situés sur la Carrera 32 à Palmira Valle, ma ville natale en Colombie. En marchant dans le couloir, j’ai croisé un homme en uniforme militaire. Je ne l’ai pas reconnu jusqu’à ce qu’il soit très proche de moi : c’était le commandant de la police de sécurité.

Une semaine auparavant, je l’avais déjà vu à l’entrée du parc des expositions ; il s’était approché du véhicule dans lequel je me trouvais. C’était la première fois que je le voyais. Il a demandé à l’un de mes gardes du corps si j’étais Martha Campo et s’il pouvait me parler. Avec leur permission, il s’est approché de moi et m’a dit qu’il devait absolument me parler. Il m’a donné un rendez-vous pour le lendemain auquel je ne me suis pas rendue. A l’époque, je vivais comme dans une grande paranoïa car j’avais fait l’objet de plusieurs tentatives d’assassinats et je savais que les autorités étaient impliquées. Donc, je préférais les éviter et les ignorer.

De gauche à droite: Andrés Villamizar, Jairo Carrillo & Martha Campo, PLC, Colombie, session du conseil de l’Internationale socialiste à l’ONU, New York, 11-12 juillet 2017. Source: https://www.internacionalsocialista.org/consejos/nueva-york-2017/#gallery-48

« Il faut que nous parlions de toute urgence »

A la Cour, il s’est à nouveau approché de moi et m’a dit: « Venez dans mon bureau, il se trouve devant la Cour, il faut que nous parlions de toute urgence ». J’ai terminé ma procédure devant le tribunal, puis j’ai demandé à l’un de mes gardes du corps de m’accompagner de l’autre côté de la rue pour me rendre au bureau du commandant. A mon arrivée, il m’a priée de m’asseoir et a demandé à sa secrétaire de quitter le bureau. Il m’a dit qu’il allait me révéler ce qu’il s’organisait contre moi mais, avant de commencer, il m’a demandé de ne pas divulguer son nom, car dans ce cas, il se ferait sûrement tuer ou on s’en prendrait à sa famille. Les premiers mots qu’il m’a dit ont été : « Vous devez partir immédiatement d’ici, ils vont vous tuer ». Puis il m’a expliqué qui étaient impliqués, que de hauts fonctionnaires, des colonels et des policiers avaient donné des ordres, qu’ils avaient l’intention de libérer des criminels et de les engager pour commettre mon meurtre. Il m’a également informée qu’il ne faisait pas confiance à l’unité de protection nationale car c’était de là qu’était venu l’ordre du colonel en chef qui disait que mes plaintes étaient infondées, que tout allait bien, qu’il n’y avait pas d’attaques contre moi et que toutes les plaintes que j’avais déposées allaient être supprimées. Leur plan était d’entrer chez moi pour m’assassiner en faisant comme s’il s’agissait d’un cambriolage ou d’un fait divers.

Martha Campo en campagne électorale en 2015 lors des élections municipales de Palmira Valle.

« Je ressentais de la terreur à chaque feu rouge »

Avertie et mortellement effrayée, je suis partie et j’ai averti mes gardes du corps de ce qui se passait. C’étaient des jours difficiles. Je ne pouvais plus trouver le sommeil, je ressentais de la terreur à chaque feu rouge qui stoppait mon véhicule. Je ne savais pas quoi faire pour protéger ma famille; en particulier Daniel, mon plus jeune fils, qui avait alors dix ans. Cela a duré environ un mois.

Le 10 septembre de la même année 2018, je suis allée travailler comme d’habitude. En tant que journaliste, j’étais fortement liée à la politique sociale de ma commune. J’avais aussi travaillé comme chancelière départementale à la défense et à la représentation des femmes. Dans ce cadre, j’ai porté de vives plaintes contre la corruption du gouvernement, et surtout au sujet d’une grande fraude électorale qui s’est produite lors des élections à la mairie de Palmira Valle de 2015.

Martha Campo représente l’internationale socialiste des femmes pour la Colombie.

« Mes souvenirs se sont bloqués »

Je suis rentrée chez mon père où je vivais depuis un mois et demi à cause d’autres tentatives d’assassinats qui visaient ma personne. C’était un quartier familier où tous les voisins me connaissaient depuis que j’étais enfant. À l’heure du déjeuner, mes gardes du corps m’ont laissée à l’intérieur de la maison. Ils se sont assurés que tout allait bien et sont partis pour manger. 15 minutes se sont écoulées, mes filles aînées étaient en visite avec leurs enfants et nous déjeunions ensemble. Une de mes filles est sortie pour faire du shopping mais s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas… Quand elle a essayé de rentrer, on lui a tiré dessus. Elle a alors couru en s’efforçant de refermer la porte. A ce moment-là, un des tueurs à gage a donné de forts coups de pied contre la porte pour l’enfoncer. Mon autre fille est alors venue l’aider à maintenir la porte… Je me souviens du bruit des coups de feu qui résonnent dans ma tête comme un écho, des cris assourdissants de mes filles me demandant d’appeler les gardes du corps, ou la police, qu’ils allaient me tuer. A ce moment-là la porte a été détruite et mes souvenirs se sont bloqués.

Il n’y a alors que du silence dans mon esprit. Je ne vois rien, je ne sais pas ce qui s’est passé, je ne sais pas comment nous avons été libérés. L’impact était si grand que peu importe combien j’essaie de me souvenir de ce moment je ne trouve pas. Je me souviens seulement avoir regardé la rue pour me rendre compte que ma maison était bouclée par des équipes de la police judiciaire ; un de mes gardes du corps se tenait debout à l’extérieur et parlait avec un policier ; il y avait du verre brisé et du sang par terre.

Annonce de la tentative d’assassinat de Martha Campo sur le média colombien N & D, le 12 septembre 2018.

« Fuir pour sauver ma famille »

L’une de mes filles a été kidnappée, torturée puis violée et l’autre a frôlé la mort en recevant une balle dans la jambe. C’est à ce moment-là que j’ai pris la décision de fuir mes terres pour sauver ma famille. En prenant d’abord mon fils – Daniel – nous nous sommes réfugiés à Bogota, la capitale, puis quelques jours plus tard nous avons pris la direction de la Suisse.

Cela fait partie de mon histoire parce que j’ai émigré de mon pays, parce que je suis maintenant réfugiée en Suisse. Mais il y a des milliers d’autres histoires – peut-être plus terribles encore que la mienne – qui forcent des personnes à abandonner leur maison, leur vie, tout ce qu’ils ont construit, et qui les obligent à tout quitter pour chercher une nouvelle destination et avoir une chance de vivre en paix.

 

Martha Campo

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils

 

Biographie de Martha Campo

Je m’appelle Martha Cecilia Campo Millan. En Colombie, avant mon exil, j’ai exercé plusieurs fonctions et emplois à la fois dans le domaine de la politique – notamment la politique des femmes – et en tant qu’entrepreneuse en communication.

Je suis une professionnelle en journalisme et droits de l’homme, également professionnelle de l’administration, écrivaine et poète. Dans ma carrière politique je suis représentante internationale des femmes de l’organisation nationale des femmes colombiennes et membre de l’internationale socialiste des femmes, représentante de l’assemblée générale des femmes du département de Valle del Cauca, vice-présidente du parti socialiste libéral de la vallée de Palmira.

Je suis aussi une femme d’affaires dans le domaine des communications, ancienne directrice de plusieurs chaînes radio et télévision comme television CNC, radio en Caracol ou radio palmira.

J’ai dû m’exiler de Colombie car j’ai dénoncé des fraudes électorales survenues lors des élections à la mairie de Palmira Valle en 2015. J’ai dénoncé des actes de corruption et j’ai été victime de plusieurs attentats. Le Ministère de la protection m’a affecté des gardes du corps et une camionnette blindée et je devais en permanence porter un gilet pare-balles pour me protéger.

 

 

 




« Un journaliste doit d’être indépendant, impartial et avoir de la dignité! »

 

Devenir journaliste: mon rêve d’enfance!

Cet article est le premier qu’a rédigé notre rédactrice Kristina Kostava pour Voix d’Exils. La rédaction a choisi de le publier aujourd’hui, lundi 3 mai 2021, à l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse de l’ONU.

Quand j’étais petite, j’avais beaucoup de rêves. Mais le plus grand c’était de devenir journaliste pour la télévision. J’ai toujours été intéressée par le domaine du journalisme. Encore aujourd’hui, j’écoute, regarde ou lis toujours des informations actuelles et j’en trouve sur divers sites internet.

Je suis très intéressée par le processus de travail et les personnes qui partagent des nouvelles informations ou des rapports intéressants. Je pense que le journalisme est une profession importante dans la vie moderne et le journaliste a un grand pouvoir. La principale obligation est d’utiliser cette force pour satisfaire l’intérêt public.

Pour moi, le journaliste est très intelligent. Sa vie est intéressante et son quotidien est rempli d’aventures. Il rencontre beaucoup de personnes différentes, il voyage dans de nombreux pays et prépare beaucoup de sujets  d’actualité.

Un journaliste doit d’être indépendant, impartial et avoir de la dignité! Ce métier est un art pour expliquer aux autres ce qu’on ne comprend pas bien. Il vise à collecter, traiter et diffuser des informations à la télévision, à la radio, dans les journaux et maintenant sur internet. Mais le plus important, c’est que les informations soient vérifiées et réelles!

J’ai un grand intérêt pour ce travail, car il est très diversifié. Transmettre de nouvelles connaissances au public est pour moi quelque chose de gratifiant.

C’est une chance pour moi de réaliser mon rêve d’enfance et je suis très heureuse de devenir membre de la rédaction de Voix d’Exils et m’engage à remplir mes devoirs de journaliste avec dignité.

Kristine Kostava

Membre de la rédaction vaudoise Voix d’Exils




Echapper à la gueule du serpent

Source: pixabay.com

Suspense et frissons

Est-ce qu’une nouvelle littéraire a sa place sur le site de Voix d’Exils ? Une histoire de frissons, comme on aime à en raconter pour se faire peur ? Une histoire à la Edgar Allan Poe ? Les avis étaient partagés. Son auteur, Samir Sagadatoglu, a quitté l’Azerbaidjan en décembre 2017 et a demandé l’asile en Suisse ; ses motifs de fuite ont été reconnus et il a reçu récemment le statut de réfugié. Au pays, il était écrivain. Ici, il est aussi écrivain. Qui devrait s’en étonner ? Seule sa langue d’expression a changé, il écrit désormais en français. Son texte est un témoignage de liberté ; il contredit l’idée que l’expérience de l’exil broie fatalement les individus. Dans beaucoup d’esprits, même les mieux intentionnés, ce biais existe, qui fait du réfugié l’icône victimaire ultime, qu’on assigne à un registre d’expression « acceptable ». Mais un exilé peut vouloir sortir du cadre et rester fidèle, ici et maintenant, à celui qu’il était dans son pays d’origine. Sa vie, il ne la recommence pas, il la continue.
La seule vraie question, finalement, est de savoir si ce texte est un bon texte. Vous ne le saurez que si vous le lisez… Plongez !

Il était rédacteur en chef d’un journal provincial, et s’il y avait un métier au monde qu’il n’aimait pas, c’était bien celui de journaliste.
Comme il n’avait nulle part où aller et aucun autre travail à faire, il avait décidé de ruiner sa vie maudite précisément dans cette profession. Il était probablement impossible de trouver un meilleur moyen de se venger de lui-même.
Cela faisait presque une heure qu’il s’était mis à neiger et les flocons tombaient de bon cœur et joyeusement.
La neige l’avait déjà recouvert d’une fine couche blanche. Il fit de petits sauts sur le trottoir parce qu’il avait froid. Dans ces cas, on attend toujours longtemps avant qu’une voiture s’arrête. Il est rare qu’un chauffeur s’aventure dans ces régions, la nuit, surtout par temps enneigé. Mais il s’entêtait, décidé à regagner sa ville.
Lorsqu’il était venu à la conférence régionale depuis le district voisin, il pleuvait légèrement et personne n’aurait pu penser que cette douce pluie, qui calmait les nerfs, se transformerait bientôt en gros flocons de belle neige. Croyez-moi, même si une personne dormait, elle n’aurait pu rêver d’une telle chose. Il maudissait son destin en se haïssant lui-même, son travail et la neige qui continuait de blanchir le monde. Il attendait depuis longtemps déjà, sans apercevoir une seule voiture. La neige devenait de plus en plus lourde, envahissant tout l’espace.
Soudain, un chien aboya quelque part, puis une lumière apparut du côté opposé de la route. Au début, cela ressemblait plus à une incandescence qu’à une lumière. Mais peu à peu, elle se précisa et grandit jusqu’à devenir double. Il devint évident qu’il s’agissait des phares d’une voiture qui venait en sens inverse. Dès qu’il se rendit compte qu’une voiture arrivait, il ne sentit subitement plus le froid ; il se frotta les mains de joie et se mit à sautiller.
Il n’eut pas même besoin de signaler sa présence, le chauffeur ralentit et s’arrêta à côté de lui.
Le rédacteur en chef du journal provincial ouvrit la portière de la voiture et s’assit à côté du chauffeur :
«Je vais à la ville voisine», dit-il.
«Eh bien, je vais aussi dans cette direction», assura le propriétaire de la voiture.
L’étrangeté de la voix du chauffeur fut la toute première chose qui attira l’attention du rédacteur en chef. La voix de ce garçon barbu, âgé d’une trentaine d’années, ressemblait plus à la voix d’un vieil homme qu’à celle d’un jeune homme. Elle était rauque, froide, rugueuse, comme s’il était fatigué depuis des années, comme s’il avait déjà vu tous les visages de ce monde maudit. Il faisait chaud à l’intérieur de la voiture et le rédacteur en chef se renversa sur son siège pour profiter de ce bien-être apaisant. Il neigeait sans arrêt, les essuie-glaces de la voiture fonctionnaient lentement et le conducteur parlait au rythme des essuie-glaces.
Contrairement à lui, le chauffeur était des plus bavards. Il avait des choses à dire sur l’air, la pluie, la neige, les routes glissantes et divers événements internationaux. Le rédacteur en chef, engourdi par la chaleur, sentit ses paupières se fermer involontairement.
Soudain, la conversation changea. Le chauffeur parla tout d’abord d’un gros chien noir, disant qu’il était capable de s’exprimer comme un humain. Le chauffeur en parlait avec tant d’enthousiasme que le rédacteur en chef fut forcé de l’écouter avec attention.
«Laissez-moi vous dire que j’ai aussi un beau serpent rouge», dit le propriétaire de la voiture, passant à un autre sujet. – «Permettez-moi de vous poser une question. En général, que pensez-vous des serpents?»
Le rédacteur en chef fut surpris par la question. Une vague de sueur froide lécha tout son corps. S’il y avait une chose au monde qu’il craignait, c’était les serpents. Il tremblait de peur à la vue d’un serpent, qu’il soit mort ou vif.
«Que les serpents soient maudits !» – s’exclama-t-il.
«Mais il y a des gens qui sont plus venimeux et effrayants que les serpents», – objecta le chauffeur avec colère.
«C’est une vieille philosophie, nous avons entendu beaucoup de choses comme ça», – assura le rédacteur en chef, pour mettre fin à la conversation une fois pour toutes.
«Non, cher frère, ce n’est pas une vieille histoire» rétorqua le chauffeur, apparemment décidé à ne pas abandonner avant d’avoir convaincu son passager.
«Il y a un dicton selon lequel si vous ne marchez pas sur la queue d’un serpent, cela ne vous fera pas de mal. Pensez-vous que le serpent n’a pas de cœur? Oui, le serpent a un cœur. Mais les gens ont-ils essayé de comprendre ce cœur au moins une fois? »
La question resta sans réponse. Le silence s’était installé, interrompu uniquement par le bruit régulier des essuie-glaces.
«Regardez, j’élève ce serpent rouge dans ma maison», – dit à nouveau le chauffeur. – «Je dois dire aussi que j’ai deux jeunes enfants, mais ce serpent ne les a jamais effrayés jusqu’à présent. J’ai construit un petit nid avec des pierres dans la cour pour lui. Je mets sa nourriture et sa boisson devant lui de mes propres mains. Quand je rentre tard à la maison, ma femme ou les enfants lui donnent à manger et à boire. Il ne touche personne. Il se lève tranquillement, mange et boit, et après avoir satisfait son estomac, retourne à son nid. »
Le chauffeur parlait de ce maudit serpent rouge avec autant d’enthousiasme et de douceur que s’il avait parlé de servir un parent âgé ou malade.
«Que lui donnez-vous à manger ?» – demanda le rédacteur en chef.
«Pas de cheval, pas de chameau. Il mange de la terre, de la terre ordinaire. Je la prends dans ma main, la frotte, la broie et la verse devant lui. Ou un seau de lait. J’ai deux vaches, j’ai plus de dix litres de lait chez moi le matin et le soir, très savoureux. Si nous ne pouvons pas nourrir un serpent, comment pouvons-nous être des hommes? Il mange, boit et se réjouit. Il sait que nous ne lui ferons pas de mal. Il parle probablement à d’autres serpents au sujet des humains, il leur dit de ne pas mordre et de ne pas empoisonner les gens, que tous ne sont pas mauvais, qu’il y en a de bons. Il y a aussi ceux qui entendent et comprennent les serpents.
«Depuis combien d’années gardez-vous ce serpent?»
«Depuis sa naissance» répondit le chauffeur. – «Il a maintenant neuf ans. Je m’occupe de lui depuis exactement neuf ans. Je l’aime comme mon propre enfant. Quand je ne le vois pas un jour, mon cœur explose presque de chagrin. Il me manque tellement que… Je pense que c’est mon fils.»
«Comment connaissez-vous son sexe?»
«C’est une bonne question. Comment je le sais ? Oui, c’est un garçon. Un garçon rouge et courageux. Et un bon fils.»
«Comment sais-tu ça ?» demanda sarcastiquement le rédacteur en chef, qui commençait à douter de la santé mentale du conducteur.
«Notre voisin a une fille, il est tombé amoureux d’elle, alors je sais que c’est un homme.»
A ces mots, le rédacteur en chef, qui ne doutait plus que le chauffeur soit fou, parla avec anxiété:
«Frère, regarde la route, tu peux voir à quel point il neige. Alors fais tout ce que tu peux pour que nous rentrions à la maison entiers et en bonne santé.
«Ne vous inquiétez pas, je vous ramènerai chez vous sain et sauf. Mais je vous demande de prendre ma parole au sérieux. Ce serpent est vraiment tombé amoureux de la fille d’à côté. Mais personne ne l’a compris. Laissez-moi vous dire, les serpents aiment comme les serpents. Plus fort que les hommes, plus férocement que les hommes. Pourquoi pensez-vous qu’ils ne peuvent pas aimer? Comme je l’ai dit plus tôt, les serpents ont aussi un cœur, fait pour aimer et vouloir être aimé.»
«Eh bien, disons que je suis d’accord avec vous. Dites-moi, comment savez-vous que le serpent aime la fille d’à côté?»
«D’une manière très simple. La fille du voisin a voulu se marier trois fois. Chaque fois, avant le mariage, on s’est aperçu au réveil que le serpent avait passé la nuit dans son lit. Il était recroquevillé tranquillement, soit sous le matelas, soit sous l’oreiller, soit quelque part dans le lit. Evidemment, le mariage a été reporté à chaque fois. Les parents ont réalisé que si la fille épousait quelqu’un, le serpent la tuerait. Le serpent l’aime, et il ne permet pas à la femme qu’il aime d’appartenir à quelqu’un d’autre.
Le rédacteur en chef du journal provincial était complètement ébranlé : il n’arrivait pas à savoir si le chauffeur se moquait de lui ou s’il était vraiment sérieux. Pour mettre fin à cette incertitude, il demanda :
«Donne-moi ton adresse. Je veux venir te rendre visite et voir de mes propres yeux ce serpent amoureux».
Le chauffeur fut ravi de ces mots :
«Par Dieu, j’étais sérieux, je ne comprends vraiment pas pourquoi les gens détestent les serpents. Partout où ils voient un serpent, ils s’enfuient, pris de peur ou essaient de le tuer. Chacun sait pourtant que leur poison est aussi un médicament. Mais savez-vous que les serpents ont aussi besoin de gentillesse et d’amour? Les serpents doivent également être compris et aimés. Aimez-les, s’il vous plaît, aimez-les…»
Le propriétaire de la voiture parlait sans cesse et sa voix devenait de plus en plus rauque. Le rédacteur en chef, qui regardait depuis un moment l’obscurité blanche derrière la vitre de la voiture, se retourna lentement et le regarda. Le chauffeur avait disparu et un serpent rouge était recroquevillé sur le volant.
Le rédacteur en chef ne comprit pas au début, il se frotta les yeux avec ses mains froides et glacées. Il regarda à nouveau le siège chauffeur. Il ne pouvait y avoir aucun doute: Le chauffeur n’était plus à sa place, et un serpent rouge, enroulé sur le volant, tendait sa tête vers lui en lui chuchotant quelque chose…
Le rédacteur en chef ouvrit précipitamment la portière et sauta sur le sol. «A l’aide, à l’aide !» et il se mit à courir dans la neige. Il entendit le bruit des freins et réalisa que la voiture s’était arrêtée. Il courut droit devant lui sans se retourner. Soudain, il tomba dans la neige.
Et la neige pleuvait de joie, sans retenir son souffle…

Samir Sadagatoglu

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils