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«Le Sommet des affameurs» s’est tenu pour la troisième fois consécutive à Lausanne

Champ de blé sous ciel orageux. Auteur: Elian Chrebor

« Champ de blé sous ciel orageux ». Auteur: Elian Chrebor.

Lausanne a accueilli dans les salons feutrés de l’Hôtel Beau Rivage, du 31 mars au 2 avril, les dirigeants des sociétés multinationales de négoce et autres groupes spécialisés dans le commerce des matières premières à l’occasion du troisième Sommet mondial des matières premières. En parallèle, une manifestation a été organisée par différents collectifs de gauche afin de dénoncer cette rencontre.

La Suisse occupe une place fondamentale dans le négoce des matières premières, malgré le fait qu’elle ne possède pas de matières premières sur son sol. Plusieurs facteurs ont contribué à l’essor du négoce dans ce pays : le secret bancaire, le faible taux d’imposition sur les sociétés, la faible propension à la régulation politique et la stabilité politique et sociale.

Une manifestation « contre la spéculation »

Auteur: Voix d'Exils

Photo: Voix d’Exils

Afin de dénoncer ce troisième sommet mondial des matières premières, une manifestation «contre la spéculation» a été organisée le lundi 31 mars dans les rues de Lausanne par le Collectif contre la spéculation sur les matières premières composé de formations de gauche avec un cortège qui est parti de la Place Saint-François pour se terminer aux abords l’Hôtel Beau Rivage. Cette manifestation s’est globalement déroulée dans le calme avec des slogans comme « La famine cotée en bourse !», «Les spéculateurs s’enrichissent, les peuples s’appauvrissent» ou encore «Les affameurs pillent, les réfugiés paient». Des coups de sifflets et des carillons de casseroles égayaient le parcours. La tension est cependant montée vers 19 heures dans les jardins du Beau Rivage entre les manifestants et les forces de l’ordre. Ces dernières ont utilisé des sprays au poivre pour arroser quelques centaines des plus de 500 manifestants qui avaient franchi le dispositif de sécurité. Trois ou quatre personnes ont été interpellées et quelques blessés sont à déplorer. Jusqu’à 20 heures, plus d’une centaine de personnes protestaient encore dans les jardins du palace.

Un commerce basé sur la corruption et l’impunité des maisons-mères de la négoce

Photo: Voix d'Exils

Photo: Voix d’Exils

« Depuis plus de 15 ans, des sociétés de négoce des matières premières installées à Genève ou à Zoug génèrent des milliards de dollars par année. Certaines ont un chiffre d’affaires supérieur au PIB des pays producteurs des matières premières sur lesquelles elles négocient: les pays en développement ». James Dunsterville, responsable du Global Commodities Group, une entreprise basée à Genève spécialisée dans la création d’événements et la production d’informations dans le domaine des matières premières, explique que «le commerce de matières premières fonctionne grâce à la corruption. Il s’agit toujours d’aller acheter les politiciens» en achetant la protection de certains États. Dans des pays et des régions instables politiquement comme la RDC, le Darfour, le Soudan ou le Delta du Nigéria, l’implantation de multinationales du négoce dans ces pays génère partout les mêmes conséquences désastreuses: fuite des matières premières et, par conséquent, fuite des capitaux que représentent ces matières premières, appauvrissement des populations et migration. Or, le problème est que dans le droit Suisse, les maisons-mères ne sont pas responsables des violations des droits humains ou des dégâts environnementaux de leurs filiales et sous-traitants à l’étranger.

Dans une interview dans les colonnes de la Neue Zurcher Zeitung en date du 19 octobre 2013, la Conseillère fédéral socialiste Simonetta Sommaruga n’utilise pas le dos de la cuillère et estime « que les grandes sociétés du secteur des matières premières portent une part de responsabilité dans les tragédies des migrants au large des côtes européennes. » Pourquoi donc tolérer un tel Sommet sur le sol helvétique ?

Simon Haikou et M.B.

Membres de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Photo: Voix d'Exils

Photo: Voix d’Exils

Commentaire

Ne rien dire, ne pas s’opposer à cette injustice, c’est se rendre complice de celles et ceux qui créent la misère et la violence dans les pays pauvres. C’est certainement cette solidarité à l’endroit des victimes de ce trafic des matières premières qui a poussé les collectifs de gauche ayant organisé la manifestation du 31 mars de demander à la Suisse un accueil digne et durable des réfugiés en fustigeant «ce sommet de la honte». Combattre les affameurs des peuples pauvres et permettre à chaque citoyen ou citoyenne du monde de pouvoir vivre dans son pays est un devoir pour toutes et tous.

S.H.

Sources :

Un ouvrage édité par la Déclaration de Berne et les Éditions d’En bas en 2011 intitulé « Swiss Trading SA – La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières » analyse de manière intéressante les enjeux du négoce des matières premières. Un article paru sur le site Internet « Vivre Ensemble » reproduit quelques extraits du livre mentionné ci-dessus.




Légalisation de l’homophobie en Ouganda : les réponses paradoxales de la communauté internationale

Action de protestaton contre la promulagation de la loi anti-homosexualité en Ouganda

Action de protestation contre la promulgation de la loi anti-homosexualité en Ouganda. Auteur: Kaytee Riek riekhavoc (CC-BY-NC-SA 2.0)

 

D’origine ougandaise, Marcus a demandé l’asile en Suisse en 2011. Contraint de fuir le régime en place, il jette un regard froid et sévère sur la gestion politique de son pays, à commencer par la loi anti-homosexulité promulguée le 24 février dernier.

L’année 2014 a vu l’Ouganda faire les titres de l’actualité mais malheureusement pour de mauvaises raisons.

On a d’abord parlé de son implication militaire dans les affaires du Sud Soudan, lorsque l’ancien vice-président, Riek Machar, a tenté un coup d’État contre son ancien chef, Salva Kiir. On a ensuite évoqué la très controversée loi anti-homosexualité signée par le président Yoweri Museveni, qui a provoqué un tollé. La communauté internationale s’est mobilisée contre ce projet, en vain. Le président a bénéficié d’un fort soutien des conservateurs.

Le problème de l’Ouganda n’est pas l’homosexualité, ces gays et lesbiennes ne dérangent personne. Ils ont le droit de choisir la personne avec laquelle ils veulent une relation, celle qu’ils veulent aimer. Le problème de l’Ouganda, c’est M. Museveni et son gouvernement corrompu. Quand j’ai vu la signature de l’acte contre l’homosexualité, j’ai su que dorénavant la douleur, jusque-là réservée à l’opposition et aux militants des droits humains, allait s’étendre aux minorités sexuelles.

De sauveur à corrompu

M. Yoweri Museveni, Président de l'Ouganda

M. Yoweri Museveni, Président de l’Ouganda. Photo: Glenn Fawcett (CC-BY 2.0)

 

Les ennuis de l’Ouganda remontent presque à l’indépendance, en 1962 : coup d’État 4 ans plus tard, puis 9 ans avec Idi Amin Dada, au pouvoir entre 1971 et 1979, suivis d’une rébellion cruelle menée par Museveni et 24 ans de terreur avec son opposant Joseph Kony. Les Ougandais ont vécu dans un brasier de souffrances.

Pourtant, quand Yoweri Museveni a accédé au pouvoir en 1986, beaucoup l’ont accueilli comme un sauveur. Les premières années furent pleines d’espoir. Son programme en 10 points avait des airs de Déclaration des Droits de l’homme après la Révolution française.

Les années passant, Museweni a commencé à se laisser corrompre par le pouvoir. Il a fait changer la constitution pour annuler la limite du mandat présidentiel. Il a traité toute opposition d’une main de fer, fermé les radios qu’il jugeait trop critiques. Beaucoup de membres des partis d’opposition ont été torturés, jetés en prison ou tués. Les plus chanceux ont trouvé leur salut dans la fuite.

Alors qu’Idi Amin utilisait la bouffonnerie et l’idiotie pour couvrir les maux qu’il générait, Museveni a toujours joué le rôle d’homme d’Etat sur la scène internationale pour cacher le désordre du pays. Il a toujours cherché à protéger les libertés dans les pays étrangers comme le Liberia, la Somalie et le Sud Soudan, entre autres, alors que son propre peuple ne bénéficie pas de telles libertés. Quand l’Ouganda et le Rwanda ont été accusés de déstabiliser la République démocratique du Congo, il a fait pression sur l’Amérique en menaçant de rappeler les soldats ougandais déployés en Somalie. Washington a alors choisi le silence pour sauvegarder ses intérêts en Somalie : le combat contre le groupe islamiste Al Shabab et contre la piraterie dans l’Océan indien.

Les incohérences occidentales

Après la promulgation de cette loi anti-homosexualité, beaucoup de pays développés comme les Pays Bas, le Danemark et la Norvège ont décidé de couper leur aide à l’Ouganda. Cela ne va pas changer l’attitude du président Museveni. Il est malheureux de constater que ces pays développés n’ont pas compris que la suppression de ces aides allait occasionner plus de souffrance, par exemple parmi les personnes atteintes par le VIH. Que va-t-il se passer pour elles, quand elles n’auront plus accès aux soins médicaux ?

La seule solution est de s’en prendre aux racines du problème et non à ses conséquences. Ironiquement, lorsque le président américain Barack Obama critiquait la loi anti-gays, son gouvernement continuait à soutenir militairement l’armée ougandaise ! Or, si rien n’est véritablement entrepris rapidement par les puissances de l’Ouest, les Ougandais vont être laissés encore longtemps à la merci d’un dictateur corrompu.

Marcus

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils




L’influence grandissante de la Chine sur le continent africain

Un dessin signé la rédaction valaisanne de Voix d'Exils

Un dessin signé la rédaction valaisanne de Voix d’Exils.

Depuis plusieurs années, on assiste au grand retour de la Chine sur la scène internationale et particulièrement en Afrique, continent privilégié des Européens.

L’objectif premier du gouvernement chinois en Afrique est la coopération au développement sur le plan économique et commercial, avec un accroissement considérable des échanges commerciaux entre les deux continents. Ces échanges ont été multipliés par sept entre 2000 et 2007.

La Chine : premier bailleur de fonds de l’Afrique

Pourtant, à peine le dix pour cent de l’ensemble de l’exportation africaine est destiné à la Chine. Il s’agit principalement du pétrole et des ressources minières: soixante-dix pour cent pour le pétrole et quinze pour cent pour les ressources minières. Quant aux produits importés de Chine, ils ne représentent qu’à peu près trois pour cent. Il s’agit de textiles, de chaussures, d’appareils électroniques, d’équipement de télécommunications, de voitures etc…

Compte tenu des montants accordés à titre d’aide au développement (deux milliards par an), la Chine est l’un des plus importants bailleurs de fonds du continent africain. La politique de la Chine est basée sur la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays africains et elle n’hésite pas à investir dans les pays où la corruption et la violation des droits de l’homme est monnaie courante comme le Zimbabwe ou le Soudan.

Si la présence de la Chine en Afrique augmente les recettes des exportations de matières premières, elle a des conséquences négatives pour les industries africaines et ses travailleurs. Les prix de vente des produits chinois sur les marchés africains défavorisent la production locale et entraînent la fermeture de certaines entreprises. Enfin, le non-respect de certains droits des travailleurs empêche la relance du pouvoir d’achat et crée des tensions sociales entre l’État et les syndicats.

Vers une nouvelle coopération africano-européenne ?

La coopération sino-africaine durera tant que l’Occident ne revienne à nouveau vers le continent africain et les chefs d’États africains doivent se saisir l’opportunité de cette présence de la Chine afin de relancer la concurrence entre les investisseurs étrangers.

Mais, au nom de ses anciennes colonies, de ses langues, de sa force de frappe militaire et de son contrôle monétaire, l’Europe doit contrer la percée chinoise en Afrique par l’amélioration de son développement politique et de ses échanges économiques tout en prônant la bonne gouvernance. Personne ne doute de l’influence de l’Occident sur l’Afrique. Hier, grâce à l’intervention de la France, le Mali a retrouvé son intégrité territoriale. Aujourd’hui, encore, la Centrafrique risque le génocide si l’Occident ne s’implique pas, alors que la Chine n’intervient jamais dans ce genre de situation.

Le Sommet de l’Élysée, qui s’est tenu en France du 6 au 7 décembre 2013, a posé les bases d’une relance de la coopération entre l’Africano-Européenne et nous pensons que c’est dans cette démarche raisonnable que l’Europe pourra aider les populations africaines à retrouver leur dignité et combler leur retard face à l’évolution du monde. Sinon, le bien-être promis par la colonisation s’avèrera un échec de grande envergure après soixante-dix ans d’indépendance.

La rédaction valaisanne de Voix d’Exils

Informations :

Source : La Chine et l’Afrique : Un nouveau partenariat pour le développement Richard Schiere, Léonce Ndikumana et Peter Walkenhorst – Groupe de la Banque africaine de développement




«Il faut changer les mentalités pour accéder à la démocratie»

Tariq Ramadan. Photo: Umar Nasir CC-BY-NC-ND

Tariq Ramadan. Photo: Umar Nasir CC-BY-NC-ND

Le samedi 4 mai, le théologien islamologue suisse d’origine égyptienne Tariq Ramadan a donné une conférence au Complexe Culturel des Musulmans de Lausanne à l’occasion de la sortie de son nouveau livre « l’Islam et le réveil arabe ». Intitulée « Deux ans de printemps arabe, et après ? », la conférence de Tariq Ramadan revient sur le renversement des dictatures qui a marqué plusieurs pays du Moyen-Orient ces dernières années. Compte-rendu des propos qu’il a tenu.

M. Ramadan a débuté sa conférence du 4 mai par un constat réjouissant:  «durant la période du printemps arabe le Moyen-Orient s’est réveillé. Il y a eu une prise de conscience de la population qui a eu le courage de faire tomber la dictature. Avant cela, les arabes n’avaient pas bougé.»

Instabilité politique et intérêts géostratégiques au Moyen-Orient

Selon Tariq Ramadan, les dictatures présentes au Moyen-Orient stabilisaient tous les États de la région, raison pour laquelle elles étaient soutenues par certains pays comme les USA ou la Russie. Ces mêmes États, aujourd’hui, encouragent la démocratisation. D’après le théologien, cette contradiction n’est pas d’ordre politique mais économique et géostratégique.

En effet, les pays occidentaux s’intéressent avant tout aux ressources du Moyen-Orient, comme par exemple les ressources minières de l’Afghanistan et le pétrole de l’Irak. L’intervention américaine en Irak de 2003 à 2011 a déstabilisé le pays politiquement, tout en protégeant ses ressources pétrolières. L’Irak produisait beaucoup économiquement durant cette période, mais était très fragilisé politiquement par les États-Unis. Le pétrole était donc sous la mainmise des multinationales occidentales, pendant que la politique du pays était totalement bouleversée. Tariq Ramadan prend aussi l’exemple de la Syrie, en soulignant que plus le conflit entre sunnites et chiites dure, plus le Moyen-Orient est divisé et plus la région est déstabilisée, ce qui arrangerait les gouvernements américain, chinois et russe. Le Moyen-Orient est donc déstabilisé politiquement à des fins géostratégiques.

«Libérer l’esprit de tout ce qui peut aliéner la pensée»

Selon Tariq Ramadan, il faut considérer tous les éléments pour voir s’il y a possibilité de transparence, c’est-à-dire de démocratie. Tout d’abord, il faut mettre fin à la corruption, car si l’éthique n’est pas respectée, la démocratie n’est pas possible. Ensuite, il souligne l’importance d’une réforme de l’éducation. Il est en effet essentiel, selon l’auteur, que l’éducation favorise une pensée autonome et responsable, dans des pays arabes qui proposent actuellement des systèmes éducatifs sélectifs et favorisant les savoirs appris par cœur. Il faut libérer l’esprit de tout ce qui peut aliéner la pensée, tout en respectant la dignité humaine.

Pour Tariq Ramadan, il est donc essentiel aujourd’hui que soit menée une révolution culturelle et spirituelle et de ne pas être émotifs ou impulsifs comme ce serait selon lui le cas des personnes de culture arabe. Selon l’islamologue, leur éducation est une «éducation de craintifs». Ensuite, Tariq Ramadan souligne que la présence des femmes sur le devant de la scène joue un rôle important et que statistiquement les femmes étaient beaucoup plus présentes que les hommes durant les événements du printemps arabe. Il note également que la démocratie n’est possible que si une justice sociale est appliquée. Et, enfin, l’islamologue explique que la dimension culturelle est fondamentale. Selon lui, si l’on est cultivé et informé, on est libre intellectuellement et culturellement. En deux mots, selon l’auteur, les deux grandes priorités de l’action à mener actuellement se situent sur les plans culturel et économique et non politique.

«Savoir accepter la diversité des opinions»

Pour conclure, la solution d’après Tariq Ramadan est de s’équiper intellectuellement. On a la responsabilité de s’informer et de transmettre l’information. Il ne faut pas se taire mais être la voix de la conscience. Il est donc important d’apprendre la diversité des opinions qu’elles soient traditionnelles, rationnelles, politiques, réformistes ou autre. Il est nécessaire d’instaurer un dialogue intra religieux et de gérer la diversité politique pour éviter la division. Cependant, selon l’auteur, la culture de diversité est absente dans les pays arabes où l’on considère une opinion comme une possession de la vérité. Or, une opinion n’est qu’une perception de la vérité parmi d’autres. Il faut donc savoir accepter la diversité. Il est important de s’éduquer intellectuellement de manière autonome, de s’engager courageusement et de changer sa mentalité pour pouvoir communiquer avec autrui dans le but d’accéder à la liberté et à la démocratie.

Samir

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Infos:

Vous pouvez visionner la conférence dans son intégralité en cliquant ici




Les passeurs : des tours opérateurs (presque) comme les autres

Un bateau transporte des migrantsCe dossier offre l’interview exclusive d’un homme qui se trouve à la tête d’un réseau très important de passeurs recourant à la complicité de fonctionnaires européens. Affirmant avoir « aidé » près de 3000 personnes en près de 20 ans à traverser les frontières, il évoque les tarifs et les destinations comme une simple agence de voyage. Nos rédacteurs réagissent et une anthropologue prend position face à ce phénomène de la migration illégale.

Abu Rawand (nom d’emprunt) est un passeur kurde d’origine irakienne qui réside en Turquie depuis plusieurs années. Il a accepté d’accorder à Voix d’Exils un témoignage en exclusivité et, selon ses dires, il s’agit de sa première et dernière interview, prudence oblige ! Ce père de famille d’une cinquantaine d’années est très connu dans le milieu des passeurs, car il occupe une fonction importante dans son réseau, et grâce à lui des milliers de personnes se sont exilées en Europe. Le « Cavaliere », comme l’appellent ses amis, maîtrise plusieurs langues et dispose de très bonnes connaissances en géographie et en droit, notamment des codes pénaux de plusieurs pays européens. Ce leader de passeurs a débuté ses activités dans les années 1990. Il est cultivé, très calme et prudent, ce qui lui a permis de ne jamais être arrêté pour ses activités.

Voix d’Exils : Combien coûte « un voyage » par personne ?Un bateau transporte des migrants

Abu Rawand: Le prix du voyage dépend du moyen de transport employé, du circuit et de la sécurité qu’il nécessite. Par exemple, un voyage à pieds, qui va de la Turquie jusqu’en Grèce et qui peut durer de huit à treize jours, coûte entre 3000 à 4500 dollars US. Si le même voyage se fait par camion de marchandises, le tarif grimpe de 6000 à 8000 dollars US. Un voyage en partance de Turquie à destination de l’Italie, par la mer sur un zodiaque, coûte 8000 dollars US par personne. Le voyage par voie aérienne de la Turquie vers l’un des pays de l’Union européenne coûte entre 18’000 et 25’000 dollars US par personne adulte. Le tarif est divisé par deux pour les mineurs. Nous pratiquons aussi des tarifs pour les voyages entre les pays européens pour les déboutés de pays qui souhaitent demander l’asile dans d’autres pays. Prenons les exemples suivants : de la France à destination de l’Angleterre et de la Suisse, le voyage coûte entre 2000 et 3000 dollars US. Un voyage en partance de la Suède, la Finlande, le Danemark ou la Norvège à destination de l’Allemagne, la France ou la Suisse coûte entre 3000 et 4000 dollars US.

Sur quelle base fixez-vous le prix du voyage ? Est-ce que ça dépend du trajet ou du moyen de transport utilisé ?

Nous fixons le prix du voyage selon les risques encourus, le circuit et le moyen de transport utilisé. Toutefois, le prix du voyage peut décroître en fonction des effectifs.

Les voyageurs ont-ils le choix de la destination ?

Les migrants qui sont nantis financièrement ont le choix de la destination et du moyen de transport, mais ça dépend des places libres et des sommes qu’elles sont prêtes à investir. Par contre, ceux qui n’ont pas de moyens financiers suffisants doivent se résigner à suivre nos propositions.

Comment faites-vous pour passer outre les contrôles effectués par les Etats ?

Nous avons des collaborateurs dans les corps des gardes-frontières et des polices des pays de passage. Pour les déplacements à l’intérieur de l’Europe, nous employons des citoyens européens.

Comment réglez-vous la question des papiers d’identité ?

Les traversées se font clandestinement et tous les objets ou documents susceptibles de faciliter l’identification du pays d’origine des migrants sont détruits, afin de compliquer leur expulsion en cas d’arrestation. Mais nous détruisons aussi ces données pour protéger nos passeurs.

Comment s’établissent les contacts avec les candidats au « voyage » ?

Les candidats au voyage nous contactent sur le numéro d’un portable qui change d’un voyage à l’autre, ou via des cabines téléphoniques publiques à des moments bien définis. Ces contacts s’établissent grâce à nos personnes ressources dans les pays où il y a une forte affluence de migrants, ou à travers des migrants qui ont déjà bénéficié de nos services.

Quels sont les risques que vous encourez au cas où les passagers n’arrivent pas à destination ?

L’arrestation du groupe se solde par cinq à quinze jours de privation de liberté par individu. Une fois leur peine purgée, les autorités relâchent dans la nature ceux dont ils n’arrivent pas à définir le pays d’origine et rapatrient les malchanceux. Donc, la péripétie reprend pour les premiers. Il y a aussi les victimes de maladies ou d’accidents au cours du voyage, ce qui reste cependant des événements rares.

Êtes-vous prêt à risquer votre vie pour les gains importants que génère votre activité ?

Bien sûr, il y a dans cette activité des intérêts colossaux qui font que je risque ma vie, surtout pour le père de famille que je suis. Mais je pense aussi que je suis en train d’aider les personnes qui rêvent de trouver en Occident la sécurité, la stabilité et la protection, ce qu’ils ne trouvent pas dans les dictatures. J’ai commencé ce boulot en 1989 et je suis content de faire ce travail, ce indépendamment des intérêts matériels. J’ai même permis à trente personnes de voyager gratuitement à destination de l’Europe. Bien que ces traversées soient réalisées illégalement, je partage la joie des voyageurs quand ils arrivent à destination sans encombre.

Avec combien de personnes collaborez-vous dans les pays de destination ?

Nous avons des collaborateurs dans presque tous les pays d’origine et les pays de destination occidentaux : en Irak, Turquie, Syrie, Liban, Iran, Russie, France, Italie, Suisse, Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède, Norvège, Irlande, Angleterre et au Canada. J’estime leur nombre entre 350 et 450, mais il est variable en raison de la période prise en considération et des fluctuations du marché de la migration.

Pouvez-vous nous décrire un voyage qui a mal tourné et comment vous l’avez vécu ?

Au cours de ma carrière, j’ai aidé plus de 2800 individus, de toutes nationalités, à se rendre en Occident pour bénéficier de la sécurité. Nous avons connu parfois des accidents. Je me rappelle en particulier d’un qui s’est déroulé durant l’hiver 2003. Nous étions trois groupes qui comptaient au total 180 personnes et nous nous rendions de Turquie en Grèce. Après huit jours de marche, un des trois guides principaux, d’origine grecque, est tombé malade et a décidé de rentrer chez lui. Mais son groupe a tout de même décidé de poursuivre son chemin. Deux jours plus tard, ils se perdent et la majorité des voyageurs se retrouve dans un état de déshydratation avancé. Un soir, ils sont contraints d’allumer un grand feu dans la forêt au risque de se faire remarquer. Deux voyageurs succombent finalement à cause de la déshydratation, la fatigue et le froid. Quant aux neuf autres, ils sont à ce jour encore portés disparus. Je n’arriverai jamais à oublier cet accident qui m’a profondément marqué, c’est comme s’il s’était déroulé la veille !

Interview réalisée par Honer Ali

Interview traduite par Chaouki Daraoui et Hassan Cher

Grèce – Italie aller simple

Un bateau transporte des migrantsUne légende pour trois photos exclusives de Voix d’Exils

Ces photographies suivent le périple d’un jeune « voyageur illégal » de 25 ans originaire du Kurdistan irakien. Ce voyage, qui a été effectué en 2009, reliait la Grèce à l’Italie et lui a coûté 7’500 dollars US; mais était « sous garantie ». En cas d’échec, et pour autant qu’il survive à l’aventure, la somme lui était normalement «remboursée».

Le bateau, qui a été affrété par un réseau de passeurs, est en fait un ancien bateau de pêche, ce qu’on appelle communément « un bateau poubelle ». Il a juste été repeint et le moteur a été remplacé par celui d’une voiture juste avant le départ. Ce bateau transportait 125 adultes et environ 30 ou 40 enfants. Le poids que représente la totalité des passagers est donc important et augmente les risques du voyage. 90% des occupants sont kurdes et les 10% restants viennent d’autres pays arabes. Les hommes occupent le pont, tandis que les femmes et les enfants sont à l’ abri dans la cale.

Un bateau transporte des migrantsLe cinquième jour, une panne du moteur se produit d’une durée de huit heures. Par chance, un mécanicien est à bord et parvient à extirper une couche qu’il retrouve coincée dans le moteur. Le septième jour, les réserves d’eau potable sont épuisées et le désespoir gagne alors les voyageurs. Mais heureusement, l’attente sera brève car les côtes italiennes pointent à l’horizon.