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Flash Infos #170

Illustration : Kristine Kostava – Voix d’Exils

Sous la loupe : Plus de 100 000 réfugiés ont fui le Haut-Karabakh, l’ONU attendue dans l’enclave / Trois fois plus de migrants morts ou disparus en Méditerranée / Le Conseil fédéral prend acte du plan envisagé dans l’éventualité d’une levée du statut de protection S



Sources :

Plus de 100 000 réfugiés ont fui le Haut-Karabakh, l’ONU attendue dans l’enclave

France24, le 30.09.2023

Trois fois plus de migrants morts ou disparus en Méditerranée

Swissinfo  : Le 29 Septembre, 2023

Le Conseil fédéral prend acte du plan envisagé dans l’éventualité d’une levée du statut de protection S

Communiqué du  Conseil fédéral, le 29 septembre 2023




« J’aimerais que toutes les armes se taisent »

Prières dans les décombres d’une église bombardée de la région de Shuschi.

Entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, une guerre sans fin

En automne 2020, l’Azerbaïdjan attaque l’Arménie dans l’indifférence quasi générale. Exilée en Suisse avec son mari et ses deux fils, notre rédactrice arménienne Anahit vit la guerre à distance à travers les médias et les appels téléphoniques avec sa famille, restée sur place. Une année après, la guerre n’est toujours pas finie. Elle continue à faire des ravages dans une autre région du pays.

Arménie. Source: Wikipédia

« C’était le 27 octobre 2020. J’avais rêvé que des bombes explosaient partout et que le feu tombait du ciel sur l’Arménie. Tout le monde criait et il y avait beaucoup de morts. J’étais effrayée, paralysée, je ne pouvais rien faire…

A mon réveil, je tremblais de peur et j’ai entendu mon mari crier depuis la salle à manger : « L’Azerbaïdjan a de nouveau attaqué l’Arménie. Il a déclenché une guerre violente ! »

Mon premier réflexe a été d’appeler mes parents qui vivent là-bas, dans la région du Haut-Karabagh. En neuf ans d’exil, c’est la première fois que ma maman était contente que nous ayons quitté l’Arménie. Cette fois, elle était heureuse de nous savoir en sécurité en Suisse.

Beaucoup d’amis perdus

En fait, les tensions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne sont pas un phénomène récent puisque la guerre s’arrête et reprend par intermittence depuis 30 ans. Comme beaucoup de compatriotes, j’ai perdu beaucoup d’amis et de connaissances pendant cette longue période.

Et ce n’est pas fini. En 2020, quand je suis allée sur internet pour m’informer, j’ai vu passer des photos de jeunes hommes que je connaissais et j’ai découvert avec tristesse qu’ils étaient morts au combat. Ils avaient l’âge de mes garçons. Je me suis sentie tellement coupable… Quand on est loin de son pays natal, la distance et l’absence rendent la douleur encore plus insupportable.

La guerre de 2020 a été particulièrement violente et également inattendue, dans la mesure où le nouveau président de l’Arménie, Armen Sarkissian, avait assuré que le président d’Azerbaïdjan se voulait constructif dans sa relation avec le peuple arménien et qu’il n’y avait donc pas de risque de guerre.

Du soutien en Suisse

Dans ce contexte de tensions permanentes, la Russie, qui est censée soutenir l’Arménie, joue malheureusement un double jeu. D’une part, elle considère l’Arménie comme un pays partenaire dans lequel elle a installé plusieurs bases militaires ; d’autre part, elle poursuit l’objectif caché de partager l’Arménie entre la Turquie et l’Azerbaïdjan.

Lors de la guerre de 2020, la Russie a attendu 44 longs jours avant d’intervenir ! Elle a ensuite présenté à l’Arménie une proposition absurde, à savoir : céder 7 de ses régions à l’Azerbaïdjan en échange d’un cessez-le-feu. Cette proposition révoltante et absurde a également étonné mes amis ici en Suisse qui suivaient les nouvelles avec nous. Je profite d’ailleurs de cette occasion pour les remercier d’avoir partagé notre douleur et d’avoir prié avec nous. Leur soutien a été précieux.

L’indifférence générale

Je me souviens qu’en été 2020, de terribles incendies ont ravagé l’Australie, faisant des dizaines de morts et détruisant des habitations, des forêts, des animaux… Tout le monde, y compris en Arménie, ne parlait que de ça et voulait aider les Australiens. La mobilisation pour sauver les kangourous et les koalas en danger a été générale.

Mais, sur la scène internationale, qui s’est mobilisé pour défendre les Arméniens de la région du Haut-Karabagh qui ont vécu l’enfer? Qui s’est élevé contre les bombardements azéris qui ont fait des morts, détruit des habitations, des églises et des hôpitaux ? Qui a dénoncé l’utilisation par les Azéris d’armes chimiques non autorisées ?

Aujourd’hui encore, des femmes attendent le retour de leurs fils et de leur mari. Des centaines d’hommes ont été fait prisonniers et croupissent dans des prisons azéries.

Un nouveau front de guerre

Après ses attaques meurtrières sur le Haut-Karabagh, l’Azerbaïdjan s’en est pris à la région du Syunik. On n’en parle pas, mais la guerre continue et les agresseurs ne sont toujours pas punis. Les pays européens qui auraient dû intervenir restent silencieux pour des raisons économiques : le sous-sol de l’Azerbaïdjan est riche en produits d’exportation comme le gaz et le pétrole…

Quand j’entends sur internet les déclarations mensongères du gouvernement azéri, je m’interroge : Est-ce que la communauté internationale croit en ses mensonges ? Je pense à l’affirmation selon laquelle le Haut-Karabagh est un territoire historique appartenant à l’Azerbaïdjan. Ce qui est complètement faux ! L’Azerbaïdjan a été créé par la Russie il y a 100 ans, alors que l’Arménie a été créée il y a 2500 ans.

Malheureusement, l’Arménie est un vaste champ de bataille depuis sa création, en 782 avant Jésus-Christ. Entourée par des voisins essentiellement musulmans, elle s’est démarquée par sa conversion au christianisme à partir du 4ème siècle après Jésus-Christ. Autrefois, son territoire était beaucoup plus vaste que celui que l’on connaît aujourd’hui. Il s’étendait sur des régions qui sont maintenant occupées par la Turquie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan.

L’espoir malgré tout

Beaucoup d’Arméniens ont été chassés par les Turcs après le génocide de 1915. Le pays compte une vaste diaspora à travers le monde, notamment aux États-Unis. Je conseille à celles et ceux qui voudraient comprendre notre histoire d’écouter le groupe de rock System of a Down. Ses musiciens et leur chanteur, Serj Tankian, sont tous des Américains d’origine arménienne. En 2020, en soutien au peuple arménien, ils ont organisé une grande collecte et sorti deux nouveaux titres : « Protect the Land » (Protège le pays) et « Genocidal Humanoidz » (Humanoïdes génocidaires).

Je voudrais souligner encore que les Arméniens ne sont pas des envahisseurs, mais des citoyens qui défendent leur terre et demandent que la justice fasse son travail. Même si la justice internationale est malade, comme c’est le cas actuellement, elle ne va pas mourir pour autant… Je veux garder l’espoir ! ».

Anahit

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils




Le grand jour #2/2

« Tous les jours, 7 jours sur 7 et parfois 7 fois par jour je cherchais la lettre du SEM dans ma boîte aux lettres »Photo: Ahmad Mohammad / rédaction vaudoise de Voix d’Exils.

« Quand la réponse du SEM arriva enfin dans ma boîte aux lettres »

« Il n’y a rien de plus difficile au monde que d’attendre. » J’avais écrit cette phrase dans l’un de mes récits, il y a des années en Azerbaïdjan. Je ne me doutais pas que je serai un jour aussi intimement convaincu de la justesse de cette idée, suite à mon audition au Secrétariat d’état aux migrations en Suisse (le SEM).

Cet article est la deuxième partie de mon témoignage paru dans Voix d’Exils le 21 janvier intitulé « Mon audition au SEM 1/2 ».

Tous les jours, sans exception, sept jours sur sept et peut-être sept fois par jour, je regardais dans notre boîte aux lettres. J’y trouvais diverses annonces et bulletins publicitaires, des factures, mais jamais la lettre que j’attendais. Les questions et les commentaires de mon entourage augmentaient mon stress : « Avez-vous reçu une réponse ? » ; « Je me demande pourquoi ils tardent tant à vous répondre… »

« Je ne suis pas un menteur ! »

Bien sûr, celles et ceux qui posent ces questions n’ont pas de mauvaises intentions. Mais, avec le temps, je me sentais bouleversé à chaque fois : j’imaginais qu’ils doutaient de mon honnêteté et qu’ils pensaient que si j’étais dans cette situation, c’était parce que j’avais menti au SEM. Et cela a touché ma fierté. Pour moi, il n’y a rien de plus précieux que la dignité. À mon avis, le mensonge est l’une des choses les plus insultantes au monde. Par exemple, si quelqu’un me dit: « Vous mentez », je me sens insulté.

Alors que je vivais encore en Azerbaïdjan, de nombreux articles sur mon dossier ont été publiés dans divers médias du monde entier, du New York Times à la presse Suisse. Au début, j’ai montré ces écrits à celles et ceux qui m’entouraient. Je voulais que les gens croient que j’étais une personne honnête. « Je ne suis pas un menteur ! ». Je voulais que celles et ceux qui m’entourent le sachent. Cette période fut très difficile psychologiquement. J’avais les nerfs tendus, j’étais toujours stressé.

J’ai ensuite été fatigué de tout cela. J’en étais arrivé au point où je renonçais à convaincre qui que ce soit. Cela ne m’importait plus que celles et ceux qui m’entourent ne me croient pas ! Qu’au SEM aussi on ne me croie pas! D’accord, que personne ne me croie !

J’étais tellement fatigué de tout que j’ai même cessé de vérifier notre boîte aux lettres. Chaque fois que je passais devant, je me disais que la lettre que j’attendais n’y était sûrement pas.

A mon avis, l’asile politique est plus une question morale qu’une question géographique. Les demandeurs d’asile sont des statues de souffrance et de douleur. Des personnes dont le cœur est déchiré par les ouragans et les tempêtes, qui sont persécutées, insultées, isolées et exclues de leur société.

Nous, requérants et requérantes d’asile, nous voulons survivre, nous voulons continuer à vivre, nous voulons repartir à zéro. Nous voulons qu’on croie en nous, qu’on nous fasse confiance, qu’on nous donne une nouvelle chance, qu’on nous valorise non pas en tant que main-d’œuvre bon marché, mais en tant qu’individus qui peuvent apporter quelque chose à la société. Nous avons besoin d’un réel soutien, de motivation et pas de faux sourires !

« J’ai regardé amèrement la boîte aux lettres »

Ce jour-là, j’ai regardé amèrement la boîte aux lettres. J’ai fait quelques pas et une petite voix m’a suggéré : « Vérifie si la lettre est arrivée » J’ai protesté avec colère : « Ça ne sert à rien! Je ne regarderai pas ! ». C’était comme si je cherchais à punir cette voix en moi, mon entourage, le SEM, le monde entier!

Quinze minutes plus tard, à peine, ma femme m’a appelé la voix tremblante : « En rentrant de mon cours de français, j’ai trouvé un avis de la poste pour retirer un envoi recommandé. C’est peut-être la réponse du SEM ? »

J’ai essayé de paraître indifférent et de masquer mon émotion : « Je ne sais pas… Il peut très bien s’agir d’autre chose aussi. Ne sois pas trop optimiste. »

Après avoir raccroché, j’ai commencé à me maudire. « Pourquoi n’ai-je pas regardé dans la boîte aux lettres ? Si je l’avais fait, je connaîtrais déjà le contenu de ce courrier ! » J’étais en colère devant cette ironie du destin et me sentais puni comme je le méritais.

Rassemblés autour de la lettre du SEM

La lettre de SEM était sur la table. Encore fermée. Devant la famille rassemblée.

« Ils doivent nous répondre positivement. C’est notre droit. Je ne peux même pas imaginer une autre réponse. Nous ne sommes pas en Azerbaïdjan il ne peut pas y avoir d’injustice nous sommes en Suisse: on respecte la loi ici! Mais il faut être prêts à tout. Personne ne peut prétendre que tout est absolument parfait en Suisse. Il peut y avoir des problèmes ici aussi. Cette lettre est une preuve de la vérité ou de l’injustice, de la loi ou de l’anarchie en Suisse ». S’il s’agit d’une réponse négative: « Ne soyez pas tristes mes chers. Cela peut être une erreur. Cela peut être la faute aussi d’un officiel. N’oubliez pas qu’une réponse négative n’est pas la fin de tout. Je me battrai jusqu’à ce que nous obtenions ce que nous méritons. Cela peut être un peu difficile, mais soyez assurés que nous recevrons notre dû à la fin. »

Ma femme, mon fils et ma fille m’écoutaient attentivement. Il y avait quelque chose comme un sourire sur leurs visages. Même s’ils s’efforçaient de ne pas le montrer, je pouvais voir passer dans leurs yeux l’angoisse, la peur, la tristesse et surtout un immense espoir.

J’ai ouvert l’enveloppe. Je ne sais pas comment ma fille l’a vu, « Positif » a-t-elle dit doucement. J’ai regardé la lettre avec attention. « Oui positif ! » Tout à coup, nous avons tous crié de joie et nous nous sommes pris dans les bras.

Puis ma fille a dit avec regret: « J’aurais dû filmer ce moment avec mon téléphone. »

Puis mon fils a déclaré: « Même si cela a pris du temps, la vérité a trouvé sa place. »

Puis ma femme a ri et s’est exclamée : « Il me semble que tu es ivre de joie ! »

Puis… puis… puis…

Puis, je me suis mis à réfléchir : « Est-ce le début d’une nouvelle vie ? Quel futur nous attend ici en Suisse ? »

Samir Sadagatoglu

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils

Lire la première partie:

Dans un article publié le 21.01.2021 dans Voix d’Exils intitulé: Mon audition au SEM #1/2.

 

 




Celui qui s’était perdu

Auteur: Byrev. Source: pixabay.com

Est-il possible de s’acheter soi-même?

C’était un événement terrible: il s’était perdu. Aussi clairement et simplement que lorsqu’on perd un objet: son argent, son mouchoir, ses lunettes de soleil ou un bouton arraché de sa veste. Il s’était perdu quelque part. C’était une perte douloureuse, sans aucun doute la plus grande perte de sa vie. On peut à nouveau gagner de l’argent et, avec cet argent, acheter un autre mouchoir, des lunettes de soleil ou, bien sûr, un nouveau costume. On peut rattraper ces pertes très ordinaires. Mais s’acheter soi-même, c’est un problème très compliqué. Dans quel magasin peut-on se rendre et dire au vendeur: « Je voudrais m’acheter »? Sans aucun doute, le vendeur va penser qu’il se trouve en présence d’un fou, va vous regarder avec surprise et peur, s’écarter à la hâte et appeler secrètement la police ou un hôpital psychiatrique pour les informer qu’une personne mystérieuse se trouve dans son magasin. Oui, c’est exactement ce qui va se passer.

Il se débattait dans ses pensées comme un poisson pris dans un filet, mais il ne pouvait pas se rappeler comment il s’était perdu. Après tout, comment était-ce arrivé, où et quand? Pourquoi ne s’en était-il pas aperçu immédiatement? Est-il possible de se perdre ainsi? Est-ce la conséquence d’une intervention divine? Il était déjà convaincu que sa vie était un échec. Pourquoi est-ce que cela lui était arrivé à lui ? Comment allait-il pouvoir désormais soutenir le regard des gens – de ses voisins, de ses parents, de ses connaissances? Tout le monde se moquerait probablement de lui. Et ses collègues, surtout ceux qui lui donnaient sans arrêt des conseils, lui reprochaient de ne pas être un homme de son temps, d’être incapable de communiquer avec le chef, de ne pas vivre comme tout le monde, ceux qui le surnommait « l’amoureux de la vérité » seraient plus enthousiastes encore pour le tourner en ridicule.

Après avoir repassé ces scènes dans son esprit, il se sentit rempli de trouble et se posta devant un miroir : l’homme qui le regardait était bien lui-même, cela ne faisait aucun doute. Sa tête, ses oreilles, son nez, ses yeux, ses mains, ses pieds – tout était en place. Mais de tout son être, son esprit, ses sens, il sentait que quelque chose manquait. Il en était sûr à cent pour cent. Oui, dans le reflet du miroir, tout était en place. Mais dans sa réalité, dans sa vie, quelque chose manquait. Quand il réalisa à nouveau cette dure et amère vérité, son cœur lui fit aussi mal que s’il avait été blessé par balle.

Ce jour-là, il quitta la maison dans la peur et l’anxiété pour aller travailler. Fait intéressant, personne ne soupçonna quoi que ce soit; personne ne se rendit compte de sa perte. Un seul collègue, qui partageait son chagrin, le regarda attentivement et lui demanda avec suspicion:
– Que t’est-il arrivé? Es-tu malade? Tu as l’air très étrange. Tu ressembles à quelqu’un qui a perdu quelque chose de précieux…
Il ne se souvient plus de ce qu’il lui a répondu; il a rapidement coupé court et a quitté son lieu de travail dans une peur étrange.

***

Il s’est alors complètement fermé. Il a d’abord écrit des poèmes. Et même si tout le monde les appréciait, insatisfait de ce qu’il avait écrit, il dit adieu à la poésie pour toujours. Il est ensuite devenu peintre, puis compositeur… Pendant un certain temps, il a aussi travaillé comme apprenti à côté d’un cordonnier. Mais en vain. Des années plus tard, il n’était toujours pas à son aise, il ne s’était pas retrouvé.

***

C’était un jour d’hiver gris. Le ciel ressemblait à un grand tamis que les flocons de neige traversaient. Les mains dans les poches de son manteau, il marchait vite dans le vent. Et le vent, hurlant comme un loup, soufflait la neige et frappait le visage des quelques passants. Après avoir longtemps traversé cette neige et ce vent, il entra dans un café et s’approcha du comptoir.
– A boire!
– Non, paie d’abord tes dettes, tu boiras ensuite. Combien de temps vas-tu boire ma vodka à crédit? – demanda le barman.
– Je paierai bientôt mes dettes. Et maintenant, je t’en prie, donne-moi quelque chose… mon cœur est sur le point d’exploser et je suis sur le point de geler.
– En aucune façon!
– S’il vous plaît…
– Non, j’ai dit non!

Embarrassé, il s’approcha de l’une des tables et s’assit, la tête entre les mains. Deux personnes installées dans le coin le plus éloigné du café se sont murmuré quelque chose. Elles ont appelé le serveur, ont payé toutes les dettes de l’homme au vieux manteau et lui ont recommandé de lui servir autant de boisson qu’il le demanderait. C’étaient deux anciens collègues, parmi ceux qui lui conseillaient d’être un homme de son temps. Maintenant, l’un était devenu le chef et l’autre, le chef du département.

Le chef a dit:
– Vois-tu ce qui lui est arrivé? Quel dommage! C’était un talent inestimable.
– Vous avez raison – a rétorqué le chef du département. C’est la fin de toutes les personnes qui ne se donnent pas de valeur : l’alcool, l’ivresse, une vie dénuée de sens, ruinée.

Ils ne firent pas de mouvement vers lui parce qu’ils avaient honte de le faire devant les gens autour d’eux.
En général, tous ceux qui le connaissaient le traitaient de cette façon: comme s’ils ne l’avaient jamais connu. Tous, autour de lui, les voisins, connaissances, anciens collègues, contemporains, le considéraient comme un homme impuissant et malheureux, un ivrogne. Et le pire, c’est que personne ne s’est jamais rendu compte qu’il se cherchait encore.

Dehors, il neigeait sans arrêt, comme si le but de cette neige tenace était de blanchir la face du monde entier.

Samir Sadagatoglu

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils




Echapper à la gueule du serpent

Source: pixabay.com

Suspense et frissons

Est-ce qu’une nouvelle littéraire a sa place sur le site de Voix d’Exils ? Une histoire de frissons, comme on aime à en raconter pour se faire peur ? Une histoire à la Edgar Allan Poe ? Les avis étaient partagés. Son auteur, Samir Sagadatoglu, a quitté l’Azerbaidjan en décembre 2017 et a demandé l’asile en Suisse ; ses motifs de fuite ont été reconnus et il a reçu récemment le statut de réfugié. Au pays, il était écrivain. Ici, il est aussi écrivain. Qui devrait s’en étonner ? Seule sa langue d’expression a changé, il écrit désormais en français. Son texte est un témoignage de liberté ; il contredit l’idée que l’expérience de l’exil broie fatalement les individus. Dans beaucoup d’esprits, même les mieux intentionnés, ce biais existe, qui fait du réfugié l’icône victimaire ultime, qu’on assigne à un registre d’expression « acceptable ». Mais un exilé peut vouloir sortir du cadre et rester fidèle, ici et maintenant, à celui qu’il était dans son pays d’origine. Sa vie, il ne la recommence pas, il la continue.
La seule vraie question, finalement, est de savoir si ce texte est un bon texte. Vous ne le saurez que si vous le lisez… Plongez !

Il était rédacteur en chef d’un journal provincial, et s’il y avait un métier au monde qu’il n’aimait pas, c’était bien celui de journaliste.
Comme il n’avait nulle part où aller et aucun autre travail à faire, il avait décidé de ruiner sa vie maudite précisément dans cette profession. Il était probablement impossible de trouver un meilleur moyen de se venger de lui-même.
Cela faisait presque une heure qu’il s’était mis à neiger et les flocons tombaient de bon cœur et joyeusement.
La neige l’avait déjà recouvert d’une fine couche blanche. Il fit de petits sauts sur le trottoir parce qu’il avait froid. Dans ces cas, on attend toujours longtemps avant qu’une voiture s’arrête. Il est rare qu’un chauffeur s’aventure dans ces régions, la nuit, surtout par temps enneigé. Mais il s’entêtait, décidé à regagner sa ville.
Lorsqu’il était venu à la conférence régionale depuis le district voisin, il pleuvait légèrement et personne n’aurait pu penser que cette douce pluie, qui calmait les nerfs, se transformerait bientôt en gros flocons de belle neige. Croyez-moi, même si une personne dormait, elle n’aurait pu rêver d’une telle chose. Il maudissait son destin en se haïssant lui-même, son travail et la neige qui continuait de blanchir le monde. Il attendait depuis longtemps déjà, sans apercevoir une seule voiture. La neige devenait de plus en plus lourde, envahissant tout l’espace.
Soudain, un chien aboya quelque part, puis une lumière apparut du côté opposé de la route. Au début, cela ressemblait plus à une incandescence qu’à une lumière. Mais peu à peu, elle se précisa et grandit jusqu’à devenir double. Il devint évident qu’il s’agissait des phares d’une voiture qui venait en sens inverse. Dès qu’il se rendit compte qu’une voiture arrivait, il ne sentit subitement plus le froid ; il se frotta les mains de joie et se mit à sautiller.
Il n’eut pas même besoin de signaler sa présence, le chauffeur ralentit et s’arrêta à côté de lui.
Le rédacteur en chef du journal provincial ouvrit la portière de la voiture et s’assit à côté du chauffeur :
«Je vais à la ville voisine», dit-il.
«Eh bien, je vais aussi dans cette direction», assura le propriétaire de la voiture.
L’étrangeté de la voix du chauffeur fut la toute première chose qui attira l’attention du rédacteur en chef. La voix de ce garçon barbu, âgé d’une trentaine d’années, ressemblait plus à la voix d’un vieil homme qu’à celle d’un jeune homme. Elle était rauque, froide, rugueuse, comme s’il était fatigué depuis des années, comme s’il avait déjà vu tous les visages de ce monde maudit. Il faisait chaud à l’intérieur de la voiture et le rédacteur en chef se renversa sur son siège pour profiter de ce bien-être apaisant. Il neigeait sans arrêt, les essuie-glaces de la voiture fonctionnaient lentement et le conducteur parlait au rythme des essuie-glaces.
Contrairement à lui, le chauffeur était des plus bavards. Il avait des choses à dire sur l’air, la pluie, la neige, les routes glissantes et divers événements internationaux. Le rédacteur en chef, engourdi par la chaleur, sentit ses paupières se fermer involontairement.
Soudain, la conversation changea. Le chauffeur parla tout d’abord d’un gros chien noir, disant qu’il était capable de s’exprimer comme un humain. Le chauffeur en parlait avec tant d’enthousiasme que le rédacteur en chef fut forcé de l’écouter avec attention.
«Laissez-moi vous dire que j’ai aussi un beau serpent rouge», dit le propriétaire de la voiture, passant à un autre sujet. – «Permettez-moi de vous poser une question. En général, que pensez-vous des serpents?»
Le rédacteur en chef fut surpris par la question. Une vague de sueur froide lécha tout son corps. S’il y avait une chose au monde qu’il craignait, c’était les serpents. Il tremblait de peur à la vue d’un serpent, qu’il soit mort ou vif.
«Que les serpents soient maudits !» – s’exclama-t-il.
«Mais il y a des gens qui sont plus venimeux et effrayants que les serpents», – objecta le chauffeur avec colère.
«C’est une vieille philosophie, nous avons entendu beaucoup de choses comme ça», – assura le rédacteur en chef, pour mettre fin à la conversation une fois pour toutes.
«Non, cher frère, ce n’est pas une vieille histoire» rétorqua le chauffeur, apparemment décidé à ne pas abandonner avant d’avoir convaincu son passager.
«Il y a un dicton selon lequel si vous ne marchez pas sur la queue d’un serpent, cela ne vous fera pas de mal. Pensez-vous que le serpent n’a pas de cœur? Oui, le serpent a un cœur. Mais les gens ont-ils essayé de comprendre ce cœur au moins une fois? »
La question resta sans réponse. Le silence s’était installé, interrompu uniquement par le bruit régulier des essuie-glaces.
«Regardez, j’élève ce serpent rouge dans ma maison», – dit à nouveau le chauffeur. – «Je dois dire aussi que j’ai deux jeunes enfants, mais ce serpent ne les a jamais effrayés jusqu’à présent. J’ai construit un petit nid avec des pierres dans la cour pour lui. Je mets sa nourriture et sa boisson devant lui de mes propres mains. Quand je rentre tard à la maison, ma femme ou les enfants lui donnent à manger et à boire. Il ne touche personne. Il se lève tranquillement, mange et boit, et après avoir satisfait son estomac, retourne à son nid. »
Le chauffeur parlait de ce maudit serpent rouge avec autant d’enthousiasme et de douceur que s’il avait parlé de servir un parent âgé ou malade.
«Que lui donnez-vous à manger ?» – demanda le rédacteur en chef.
«Pas de cheval, pas de chameau. Il mange de la terre, de la terre ordinaire. Je la prends dans ma main, la frotte, la broie et la verse devant lui. Ou un seau de lait. J’ai deux vaches, j’ai plus de dix litres de lait chez moi le matin et le soir, très savoureux. Si nous ne pouvons pas nourrir un serpent, comment pouvons-nous être des hommes? Il mange, boit et se réjouit. Il sait que nous ne lui ferons pas de mal. Il parle probablement à d’autres serpents au sujet des humains, il leur dit de ne pas mordre et de ne pas empoisonner les gens, que tous ne sont pas mauvais, qu’il y en a de bons. Il y a aussi ceux qui entendent et comprennent les serpents.
«Depuis combien d’années gardez-vous ce serpent?»
«Depuis sa naissance» répondit le chauffeur. – «Il a maintenant neuf ans. Je m’occupe de lui depuis exactement neuf ans. Je l’aime comme mon propre enfant. Quand je ne le vois pas un jour, mon cœur explose presque de chagrin. Il me manque tellement que… Je pense que c’est mon fils.»
«Comment connaissez-vous son sexe?»
«C’est une bonne question. Comment je le sais ? Oui, c’est un garçon. Un garçon rouge et courageux. Et un bon fils.»
«Comment sais-tu ça ?» demanda sarcastiquement le rédacteur en chef, qui commençait à douter de la santé mentale du conducteur.
«Notre voisin a une fille, il est tombé amoureux d’elle, alors je sais que c’est un homme.»
A ces mots, le rédacteur en chef, qui ne doutait plus que le chauffeur soit fou, parla avec anxiété:
«Frère, regarde la route, tu peux voir à quel point il neige. Alors fais tout ce que tu peux pour que nous rentrions à la maison entiers et en bonne santé.
«Ne vous inquiétez pas, je vous ramènerai chez vous sain et sauf. Mais je vous demande de prendre ma parole au sérieux. Ce serpent est vraiment tombé amoureux de la fille d’à côté. Mais personne ne l’a compris. Laissez-moi vous dire, les serpents aiment comme les serpents. Plus fort que les hommes, plus férocement que les hommes. Pourquoi pensez-vous qu’ils ne peuvent pas aimer? Comme je l’ai dit plus tôt, les serpents ont aussi un cœur, fait pour aimer et vouloir être aimé.»
«Eh bien, disons que je suis d’accord avec vous. Dites-moi, comment savez-vous que le serpent aime la fille d’à côté?»
«D’une manière très simple. La fille du voisin a voulu se marier trois fois. Chaque fois, avant le mariage, on s’est aperçu au réveil que le serpent avait passé la nuit dans son lit. Il était recroquevillé tranquillement, soit sous le matelas, soit sous l’oreiller, soit quelque part dans le lit. Evidemment, le mariage a été reporté à chaque fois. Les parents ont réalisé que si la fille épousait quelqu’un, le serpent la tuerait. Le serpent l’aime, et il ne permet pas à la femme qu’il aime d’appartenir à quelqu’un d’autre.
Le rédacteur en chef du journal provincial était complètement ébranlé : il n’arrivait pas à savoir si le chauffeur se moquait de lui ou s’il était vraiment sérieux. Pour mettre fin à cette incertitude, il demanda :
«Donne-moi ton adresse. Je veux venir te rendre visite et voir de mes propres yeux ce serpent amoureux».
Le chauffeur fut ravi de ces mots :
«Par Dieu, j’étais sérieux, je ne comprends vraiment pas pourquoi les gens détestent les serpents. Partout où ils voient un serpent, ils s’enfuient, pris de peur ou essaient de le tuer. Chacun sait pourtant que leur poison est aussi un médicament. Mais savez-vous que les serpents ont aussi besoin de gentillesse et d’amour? Les serpents doivent également être compris et aimés. Aimez-les, s’il vous plaît, aimez-les…»
Le propriétaire de la voiture parlait sans cesse et sa voix devenait de plus en plus rauque. Le rédacteur en chef, qui regardait depuis un moment l’obscurité blanche derrière la vitre de la voiture, se retourna lentement et le regarda. Le chauffeur avait disparu et un serpent rouge était recroquevillé sur le volant.
Le rédacteur en chef ne comprit pas au début, il se frotta les yeux avec ses mains froides et glacées. Il regarda à nouveau le siège chauffeur. Il ne pouvait y avoir aucun doute: Le chauffeur n’était plus à sa place, et un serpent rouge, enroulé sur le volant, tendait sa tête vers lui en lui chuchotant quelque chose…
Le rédacteur en chef ouvrit précipitamment la portière et sauta sur le sol. «A l’aide, à l’aide !» et il se mit à courir dans la neige. Il entendit le bruit des freins et réalisa que la voiture s’était arrêtée. Il courut droit devant lui sans se retourner. Soudain, il tomba dans la neige.
Et la neige pleuvait de joie, sans retenir son souffle…

Samir Sadagatoglu

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils