1

Mon audition au SEM #1/2

Samir Sadagatoglu. Photo: Voix d’Exils.

Le jour où tout bascule

Toutes celles et ceux qui demandent l’asile en Suisse approchent chaque jour leur boîte aux lettres avec le même espoir : « est-ce qu’une lettre du Secrétariat d’État aux migrations (le SEM) m’attend ? »

Quand vous constatez qu’il n’y a pas la fameuse lettre, vous êtes déçu, vos sentiments sont ébranlés et vos pensées sont confuses. Mais, malgré tout, vous gardez l’espoir qu’elle arrive le lendemain. Parfois, ce processus peut prendre des années. Personnellement, j’ai attendu deux ans et six mois. Pendant tout ce temps, tous les jours, parfois même le dimanche, j’ai cherché cette lettre dans ma boîte aux lettres à plusieurs reprises. Et finalement, un beau jour, je l’ai reçue…

L’audition

Toutes celles et ceux qui reçoivent une convocation du SEM, et particulièrement celles et ceux qui l’attendent depuis longtemps, sont aussi heureux que s’ils avaient déjà reçu une réponse positive à leur demande d’asile. Mais immédiatement après cette joie éphémère, une nouvelle étape très responsable commence : vous devez vous préparer à l’audition. J’ai commencé à recueillir les déclarations sur mon cas des organisations internationales et des agences gouvernementales: Amnesty International, Humant Right Watch, Reporters sans frontières (RSF), Freedom House, le département d’État américain, le Parlement européen, le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme. J’ai classé tout ces documents et j’ai pris des notes.

« Comment vous sentez-vous ? N’êtes-vous pas stressé ? »

Voilà comment, si je ne me trompe pas, le représentant du SEM m’a accueilli.

« J’avoue que je suis un peu stressé… »

Ai-je répondu, tout en ajoutant:

« Mais je suis très content d’avoir reçu cette convocation après deux ans et sept mois. »

J’ai l’ai regardé attentivement dans les yeux. Il m’a également fixé avec ses yeux perçants. Cela n’a pris qu’un instant. Puis il a détourné son regard, impassible et froid, et s’est mis à regarder le grand écran accroché au mur latéral. Pendant l’audition, j’ai essayé à plusieurs reprises d’accrocher son regard. Je pensais peut-être pouvoir lire dans ses yeux ce qu’il pensait de moi. Comme s’il le ressentait aussi, avec une grande habileté il a gardé ses yeux loin de moi jusqu’à la fin de la réunion.

J’avais réfléchi à de nombreuses questions que j’imaginais qu’on pourrait me poser et je m’y étais préparé. Nonante pour cent de mes prédictions ne se sont pas réalisées. Le représentant du SEM semblait savoir ce à quoi je m’attendais et ne m’a adressé presque que des questions que je n’avais pas prévues.

J’étais assis le dos à la porte. A travers la grande fenêtre qui se trouvait en face de moi, je pouvais clairement percevoir un bâtiment qui était en travaux. Il y avait là une énorme grue. Aussi étrange que cela puisse paraître, je me souviens maintenant que la grue portait une inscription avec les mots suivants écrits en majuscules: « NO STRESS ». Mais je ne l’ai pas remarqué consciemment durant l’audition, je m’en suis souvenu plus tard et je me souviens aussi que chaque fois que mon regard accrochait ce message durant l’audition j’étais troublé.

« Tout demandeur d’asile est un blessé inconnu »

Je pense que tout demandeur d’asile est, en fait, un blessé inconnu. Je pense que lors de l’audition, le sujet ne s’arrête pas uniquement aux faits et aux documents officiels qui les confirment. Il y a aussi des blessures spirituelles, des douleurs et des tragédies personnelles que les gens transportent en eux, qu’ils sont capables ou non d’exprimer. Et il y a un problème de traduction aussi, ce n’est un secret pour personne. Je reconnais que c’est vraiment une tâche très difficile de distinguer ces personnes dont la vie est terrifiante, de reconnaître ces blessés inconnus et d’évaluer leur dossier. Je voudrais profiter de cette occasion pour remercier tous les experts qui réussissent à le faire.

Notre audition – la mienne et celle de ma famille – a duré deux jours. Deux jours longs et difficiles, pleins de tensions et de stress. Lorsque ce fut enfin fini, c’était comme si un lourd fardeau avait été soudainement retiré de nos épaules. Personnellement, j’étais tellement soulagé et léger que si le vent avait soufflé, il aurait pu me pousser en avant et me faire m’envoler.

A la sortie, nous mangions des croissants et buvions du café à l’arrêt de bus qui se trouve devant le bâtiment du SEM à Wabern. J’étais debout, ma femme, mon fils et ma fille étaient assis. Les voitures passaient devant nous sans arrêt. J’étais fatigué et pensif, mais je ne me souviens plus à quoi je pensais. Soudain, de tout mon être, j’ai senti que quelqu’un qui me faisait un signe. J’ai regardé autour de moi avec attention et j’ai vu un homme dans le tram numéro 9 nous faire un signe de la main en souriant. C’était lui: notre juge ! Au début, machinalement, j’ai fait signe de la main pour répondre. Mais dès que je l’ai reconnu, j’ai appelé les membres de ma famille avec une grande joie :

« Regardez le tram ! Vite ! Là, la fenêtre du milieu ! »

« Mais que se passe-t-il ? » a demandé ma femme et, un instant plus tard, elle a tout compris! Elle a souri et a commencé à faire un signe de la main.

C’était une scène tellement difficile à imaginer : notre juge et nous – ma famille et moi – riions et faisions signe de la main.

Bien que nous ne connaissions pas la raison exacte de ces gestes, nous étions si heureux ! Ce moment, semblable à un film, a duré à peine quelques secondes. Mais quand je me souviens de cet instant, je souris involontairement et je me demande à quel point Monsieur le juge a compris et reconnu que nous étions des blessés inconnus.  Je me demande quelle sera la réponse du SEM pour nous. Là c’est une nouvelle lettre à attendre parfois pendant des mois… Et tous les jours, j’approche ma boîte aux lettres avec cette question : « est-ce pour aujourd’hui ? »

Samir Sadagatoglu

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils

Lire la seconde partie:

Dans un article paru le 19.01.2021 sur Voix d’Exils intitulé Le grand jour #2/2.




Les quatre sommets de l’asile

Auteur: Galen Crout / unspash.com.

Quand chaque montagne à gravir en cache une autre


Comment Bin, arrivé en Suisse en décembre 2018, a gravi les quatre sommets de l’asile. Témoignage.

Sommet numéro 1 : la vie dans un centre d’enregistrement

Il faisait très froid quand, seul, à pied, je me présente au centre d’accueil pour réfugiés de Vallorbe dans le canton de Vaud, avec une valise et un petit sac à dos pour tout bagage. Un agent de sécurité m’ouvre la porte. Après deux jours, je suis transféré dans un autre centre, à Boudry dans le canton de Neuchâtel. Ce ne sera pas le dernier. Quatre mois plus tard, je suis encore transféré vers un autre foyer, à St Gingolph, en Valais. Deux centres et un foyer répartis dans trois cantons, avec des atmosphères différentes.

Le centre de Boudry me marque par son ambiance particulière : les règles y sont très strictes, le comportement des résidents minutieusement documenté dans leur dossier. Il faut suivre le règlement à la lettre. La cohabitation est souvent pénible ; les chambres sont quasi invivables. Malgré les interdictions et la surveillance des agents de sécurité, certains résidents fument et boivent de l’alcool dans des dortoirs. A cela s’ajoutaient des bagarres – parfois violentes – entre résidents, causant une peur palpable dans le centre.
Les journées sont longues. Je m’ennuie. Lire devient impossible à cause du bruit. Tout est chronométré : les heures de repas, de sommeil, de réveil. J’ai le sentiment de perdre le contrôle de ma vie.

Sommet numéro 2 : la procédure d’asile

Et si les choses sérieuses ne font que commencer ? Après quatre semaines, mon nom s’est finalement affiché pour une convocation dans les bureaux du SEM (Secrétariat d’Etat aux Migrations) attachés au centre fédéral pour requérant d’asile (CFA) de Boudry. Le moment crucial pour tout demandeur d’asile.
Mon audition débute à 8h45 pour ne finir qu’à 16h55 : 108 questions sur 24 pages.
« Nous ne pouvons pas terminer aujourd’hui » me dit l’auditrice du SEM. « Vous recevrez une nouvelle convocation dans les prochaines semaines ». Cette deuxième audition dure de 8h45 jusqu’à 11h25. 58 questions supplémentaires sur 10 pages. « C’est fini, la décision vous sera communiquée prochainement », conclut l’auditrice.

Je fais partie d’un projet-pilote qui découle de la nouvelle loi sur l’asile en Suisse axé sur la rapidité procédurale : la décision du SEM n’a de ce fait pas tardé. Mais, contre toute attente, la réponse est négative. C’est alors une vraie descente aux enfers. Je suis incapable de retenir mes larmes. Non pas parce que j’apprends que je suis débouté. Mais surtout parce que je ne peux pas retourner dans mon pays et que je ne sais pas quand et comment je pourrai revoir mes enfants. J’ai laissé au pays 4 garçons de 10 à 7 mois et le petit dernier ne me connaissais pas encore. Mon épouse a perdu la vie quatre jours après sa naissance.

Quelques jours après, j’ai le courage de faire un recours auprès du tribunal administratif fédéral (TAF). Pendant ces jours-là, je reçois un appel téléphonique de mon fils aîné. Il me demande : « Papa quand est-ce que tu reviens ? tu es parti beaucoup plus longtemps que d’habitude » . J’avale mon émotion avant de lui donner une réponse peu convaincante. En attente de la décision du TAF, les jours sont pleins d’angoisse, de stress. La plupart des résidents me découragent en me citant tour à tour les cas de rejet de cette haute instance judiciaire du pays. Mais je reste optimiste malgré tout.

Finalement, le TAF me donne raison en annulant la décision du SEM et ordonnant par le même jugement à ce dernier de me reconnaître la qualité de réfugié. C’est alors la montée au ciel ! Mais ce grand soulagement n’est que de courte durée car d’autres préoccupations – et pas des moindres – s’enchaînaient les unes après les autres.

Sommet numéro 3 : le regroupement familial

Vivre avec sa famille réunie est l’idéal de chacun. Mais, parfois, les situations de la vie font qu’un des membres de la famille sépare des siens, pour toutes plusieurs raisons.
Personne ne peut comprendre le chagrin de vivre loin de sa famille à part celui qui a vécu ou traverse toujours cette douloureuse situation. C’est une période pénible, surtout si elle est forcée.

A l’obtention du statut de réfugié, j’ai immédiatement déposé une demande de regroupement familial. A la lecture de la loi sur l’asile, ça paraît simple mais ce n’est cependant pas automatique. Les personnes admises provisoirement (permis F) doivent prouver leur indépendance professionnelle et celles ayant obtenues le statut de réfugié (permis B) doivent motiver leur demande. Dans mon cas, faisant partie de la deuxième catégorie, plusieurs mois de paperasse sont nécessaires avant d’obtenir – enfin –  une autorisation d’entrée pour mes enfants.

A ce stade, une nouvelle question se pose : « Comment les faire venir ? ». Comme mes fils sont très jeunes et sans famille direct avec eux, il me faut faire plusieurs démarches pour les sortir de mon pays et les emmener en Suisse. Mis au courant de la situation, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui soutient habituellement les réfugiés en demande de regroupement familial, me refuse toute assistance. J’organise moi-même pour me rendre dans un pays proche de mon pays d’origine pour accueillir mes enfants et les ramener. Tout cela à mes frais et sans aucune ressource. Quelle panique !

Finalement, les enfants sont arrivés. Ouf quel soulagement !

Sommet numéro 4 : l’intégration

Toute personne définit les objectifs qu’elle souhaite atteindre dans sa vie et prend ses propres décisions afin de réussir sa vie. Dans le monde de l’asile, cette configuration change. Certes, on poursuit le même but, mais pas nécessairement le même chemin, car l’Etat peut intervenir dans la vie du réfugié. Et même contre son gré, au nom d’une « intégration réussie » . C’est compréhensible mais difficile à admettre pour certains et certaines.
Afin de faciliter l’indépendance socio-professionnelle des personnes reconnues provisoirement et des réfugiés reconnus (AP/R), les autorités fédérales et cantonales ont mis en œuvre l’Agenda Intégration Suisse (AIS). Personne n’y échappe. On n’est plus ni maître ni artisan de son destin. La Confédération, les Cantons et tout un ensemble de collaborateurs et collaboratrices entrent en jeu. La collaboration devient le mot d’ordre.
Dans ce parcours, rien n’est plus blessant, démoralisant et même dramatique que de croiser des personnes sans expériences et pleines de préjugés à l’égard des réfugiés, comme certains témoignages le montrent. Personnellement, j’ai eu la chance de toujours tomber entre de bonnes mains, avec des assistants et assistantes sociaux qui m’encouragent, me soutiennent et me donnent de l’espoir dans ce nouveau chemin.
Une nouvelle page s’ouvre pour moi et mes enfants dans ce pays. A nous de la remplir au mieux des opportunités que nous allons rencontrer.

Bin

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils