
Petite exploration d’ESPACE à travers deux portraits-interviews
« On va dans l’espace » affirment le plus sérieusement du monde les usagers de l’institution ! Ouvert en 2021 par le Département de l’emploi et de la cohésion sociale du Canton de Neuchâtel, ESPACE (pour Espace Social et Professionnel d’Acquisition de Compétences et d’Expérience) est un lieu de formation et d’échanges destiné à favoriser l’intégration – « le décollage » – des migrants.
Cogérée par deux entités – le Service des migrations et le Service de la cohésion multiculturelle – la structure se déploie sur deux sites principaux : Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds. L’effectif est d’environ 360 apprenant.e.s (jeunes et adultes, principalement issus de l’asile) pour une septantaine d’intervenant.e.s : salariés, indépendants, membres d’associations caritatives et bénévoles. À noter que l’institution a accueilli en 2023 une soixantaine de mineurs non accompagnés en provenance principalement d’Afghanistan.
Espace propose diverses prestations : cours, activités et stages. Le programme des cours comprend principalement un enseignement des compétences de base (français, mathématiques et informatique). Le parcours d’apprentissage en français va jusqu’au niveau A2 du CECR et se fait selon les principes FIDE. D’autres cours, parfois donnés en deux langues, apportent en parallèle des informations sur la Suisse et le canton de Neuchâtel (Primo-information). A cela s’ajoutent des cours de soutien et d’autres activités comme un atelier d’écriture pour les plus avancés.
Le français autrement
Parmi les propositions qu’offre ESPACE, il en est une originale qui consiste en des cours de « français autrement ». De quoi s’agit-il ? Ce sont des ateliers de tissage, photographie, chant, théâtre, jeux et arts visuels, dans lesquels on apprend à parler français autrement que par un cours classique. Pour faire connaître ESPACE à travers le site d’information Voix d’Exils, nous avons choisi de présenter cette filière, qui lui est propre, en demandant à nos apprenants, après les avoir préparés, d’interviewer deux animatrices d’ateliers. Cette approche est doublement bénéfique, puisque ESPACE est vu sous un angle spécifique et que, en même temps, nos participant.e.s sont initié.e.s au métier de journaliste.
Précisons qu’ESPACE propose encore sur ses deux principaux sites une offre de restauration et une autre de garderie pour les enfants, toutes deux assurées par des professionnels et qui permettent d’employer des stagiaires issus de la migration, voire de les embaucher.
À partir des entretiens réalisés en classe, un portrait de chacune des deux animatrices sollicitées a été dressé. Il s’agit de :
– Maricela, formatrice en arts visuels, interviewée par Nazret, une apprenante Érythréenne ;
– Yvonne, animatrice du cours de théâtre, interviewée par une classe composée des apprenant.e.s suivant.e.s : Sabah, Syrienne ; Veronika, Érythréenne ; Jan Mohammad, Afghan et Mustafa, Afghan également.
Portrait de Maricela
Arrivée avec ses deux enfants à Neuchâtel en 2019 depuis son pays natal – le Mexique – Maricela a appris le français au Centre de formation neuchâtelois pour adultes (CEFNA) qui a fermé depuis. Artiste-peintre, elle expose régulièrement ses œuvres dans le canton. Elle intervient dans nombre d’institutions, auprès d’enfants et d’adultes en situation de handicap ou encore de personnes désirant apprendre l’espagnol. Début 2024, elle entre à ESPACE dans le cercle Français autrement pour animer un cours d’arts visuels destiné essentiellement à de jeunes personnes migrantes en alphabétisation.
Des astuces créatives
Interviewée par une classe de niveau de langue élémentaire, voici ce qu’elle dit de sa pédagogie : « Dans le français autrement, on propose, comme on dit, des cours pour apprendre d’autres manières, ça veut dire qu’on utilise différentes astuces créatives. Et côté artistique aussi. Pour développer une autre manière didactique et ludique d’apprendre le français […] pour que les personnes puissent s’exprimer et puis comprendre. […] avec les émotions. Et puis, parfois, on ne sait pas qu’on a cette compétence de s’exprimer, de faire des dessins. Alors, j’invite à essayer la couleur, à mélanger, à faire des collages, à coller des papiers de différentes textures. On va découvrir ensemble, un petit peu comme des enfants, mais comme on est des adultes, on a des autres idées plus élaborées, alors on va reprendre cette émotion. » Qu’entend-elle par Arts visuels ? : « La peinture, les sculptures, la photographie, le dessin et… on peut même parfois mélanger le théâtre et l’expression corporelle. »
« Favoriser l’acte créateur »
Maricela emploie le plus de supports possibles pour entrer en communication avec ses apprenants à travers d’autres langages favorisant l’acte créateur : « Pendant qu’on travaille, on met de la musique. La musique, c’est important pour imaginer. Une fois, on a mis des odeurs. Parfois, on utilise le toucher, on ne voit pas, mais on touche, tu mets des objets, on les touche et après on doit les dessiner. Après, on va mémoriser certaines choses. »
À la question de savoir s’il est compliqué de donner des cours à des personnes migrantes, elle rétorque que cela reste un défi, mais que de toute façon tous les publics sont différents et que sa mission est peut-être facilitée par le fait d’être elle-même une personne migrante. Nullement dépaysée, malgré les grandes différences de tempéraments entre son pays d’origine et son pays d’accueil, Maricela semble avoir trouvé un bel équilibre entre son travail d’artiste et ses activités de formatrice au sein d’ESPACE auprès d’un public qu’elle apprécie et qui le lui rend bien.
Portrait d’Yvonne
Petite déjà, dans sa cuisine, avec des déguisements et ses frères et sœurs, Yvonne découvrait les joies du travestissement et du théâtre. Devenue adulte, c’est à un public issu de la migration qu’elle les fait connaître.
Cette autodidacte, native des montagnes neuchâteloises, n’a jamais pris de cours de théâtre. Le sixième art constitue pourtant le fil rouge de son parcours professionnel.
Étudiante en histoire à l’Université, c’est dans les archives du théâtre de La Chaux-de-Fonds et de sa superbe salle à l’italienne qu’elle se plonge pour rédiger son mémoire. Journaliste au quotidien 24 heures, elle se fait à l’occasion critique de théâtre. Sans oublier le « théâtre chanté », comme elle le nomme, et la petite troupe d’opéra de rue avec laquelle elle a sillonné l’Europe.
D’abord communiquer
Aujourd’hui, la jeune quinquagénaire s’est tournée vers le théâtre social et s’est formée à la drama-thérapie (ou l’art-thérapie par le théâtre). Elle enseigne notamment à Espace. Faire du théâtre avec des personnes débutantes en français s’est révélé plus aisé qu’elle ne l’imaginait : « avant le français il y a « communiquer ». Avec le théâtre, on travaille sur comment on communique. Vu que je travaille beaucoup avec le corps et divers jeux, ce n’est donc pas trop compliqué. Ces exercices développent la capacité des apprenants à mobiliser ce qu’ils et elles ont appris et à se dire : « Je sais, j’ose parler le français, je peux me faire confiance, je peux faire des fautes mais tant pis je communique »».
L’enseignante ne se fixe pas d’objectif linguistique particulier, même s’il lui arrive de développer un thème vu en cours de français classique. En revanche, elle aime travailler la prononciation et utiliser le français parlé du quotidien « au lieu de dire « je suis » on va dire « ch’suis ». On va peut-être parfois aussi apprendre des gros mots comme « merde ». Ces mots entendus, par exemple dans le bus, sont aussi des mots importants. Je pense que ça aide après à dire « je comprends ce qui se passe autour de moi » ».
Accéder à l’imaginaire
Le théâtre est aussi le lieu de la mise à distance, de l’imaginaire. Or, il n’est pas évident d’accéder à l’imaginaire, particulièrement si on a vécu des traumatismes. Un cours de théâtre est un processus : « On commence toujours par un travail en cercle, un moment de rencontre où chacun s’exprime sur son humeur du moment ou sur un thème. Après, on fait un exercice pour chauffer le corps, la voix, c’est un peu comme au sport. Ainsi, on peut entrer dans la réalité différente du théâtre ». C’est d’ailleurs l’un de ses objectifs : « Jouer ensemble, mais dans une autre réalité. Ne plus faire quelque chose de concret et d’utile, mais être dans ce qu’on appelle « la réalité dramatique » ». Pour y parvenir, la Chaux-de-Fonnière recourt régulièrement à des marionnettes : « Quand on joue avec des animaux ou d’autres personnages, ce n’est pas dangereux d’imaginer car on s’amuse ». Ces moments de plaisir doivent aider les participantes et les participants à se dire « Je suis moi et j’ai ma place en Suisse, j’ai un avenir, j’ai l’espoir et j’ai confiance dans le fait que j’arrive à communiquer ». Si le théâtre permet de faire du « français autrement », il facilite également l’intégration !
La rédaction neuchâteloise de Voix d’Exils