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Archives « perdues » : affaire classée ?

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CC0 Domain public.

Retournement dans l’affaire de « la P-26 » : l’armée secrète suisse

Le Projet 26 (P-26) est une armée secrète suisse. Créée en 1979, sans l’aval du parlement et financée par des fonds publics, elle est dissoute en 1990 à grand fracas. La P-26 avait officiellement pour mission d’organiser une résistance en cas d’invasion soviétique lors de la guerre froide. Dans le journal le Courrier du 30 janvier dernier, un article est paru dont le titre est : « Documents définitivement perdus ». Ces documents concernaient l’organisation P-26.

Durant toutes ses années de fonctionnement – de 1979 à 1990 – l’organisation secrète est restée ultra cachée. Elle compte 400 recrues sélectionnées parmi des personnes d’âge mûr et inconnues du public, dont la carrière et l’attitude inspirent la plus grande confiance. Chaque identité est rigoureusement vérifiée par les polices fédérale et cantonale afin d’être certain qu’aucune d’entre elle ne cause de dommages.

Ces hommes et ces femmes reçoivent des formations les initiant à la clandestinité, au sabotage, à la transmission secrète de documents et aux actions de propagande coup de poing. Ils disposent de lingots d’or pour corrompre l’ennemi, utilisent des cagoules lors des exercices pour ne pas se reconnaître entre eux et s’appellent par des noms de code. Des containers d’armes spécialement conçues pour le sabotage sont stockés dans différents endroits du pays. Rien n’est distribué aux recrues et aucune d’entre elles ne dispose d’arme à domicile. Personne ne doit soupçonner leur double vie, pas même les personnes de leur entourage.

La P-26 est organisée sur le modèle des cellules « stay-behind ». Ces dernières suivent les règles très strictes de la clandestinité et sont généralement dispersées sur tout le territoire d’un pays sous forme de petits groupes d’intervention. La P-26 avait donc implanté ses petites organisations dans quarante régions dans toute la Suisse.

Martin Matter, journaliste et écrivain, complète cette explication en mentionnant qu’il y avait une « Région A » active et une autre, dormante, appelée « Région B ». En cas de guerre, si la région A était détruite, la région B pouvait entrer en fonction immédiatement. (RTS, Temps présent 21.12.2017).

Une cascade de scandales

En février 1990, la presse révèle l’existence de la P-26 : une armée secrète dont seuls quelques conseillers nationaux et membres de l’administration fédérale ont connaissance. L’organisation est alors présentée comme illégale et criminelle. Elle révèle également l’identité de son chef : Efrem Cattelan – nom de code « Rico » – lors d’une conférence de presse couverte par tous les médias du pays. Efrem Cattelan parle pour la première fois devant la nation en tant que chef de la P-26. L’homme assume son engagement et ses conséquences. Il affirme : « Je me suis engagé avec conviction, sachant que cela implique une double vie. Cela n’a pas été facile à supporter. J’ai dû dissimuler mon activité professionnelle à mes parents et à mes proches. C’était pénible. ». (RTS, Temps présent 21.12.2017).

Mais un document interne de la P-26 jette le trouble. Il explique les motifs qui permettent à l’organisation d’entrer en action, et parmi ces motifs « un bouleversement politique intérieur par chantage, subversion et/ou autres activités comparables ». Durant une entrevue avec Efrem Cattelan, un journaliste lui demande : « l’une de vos fonctions, a-t-on dit, était de mettre hors d’état de nuire des ennemis venant de l’intérieur du pays. À qui pensiez-vous ? ». Efrem Cattelan rétorque que les membres de la P-26 n’étaient pas entraînés à se battre contre une menace intérieure, mais contre une potentielle occupation partielle ou complète extérieure à la Suisse. (RTS, Temps présent 21.12.2017).

En mars 1990, le parlement décide de nommer une commission d’enquête pour faire éclater la vérité sur la P-26. Le tout nouveau chef du département fédéral de la défense – M. Kaspar Villiger – se retrouve sous le feu des critiques. Car à part le nom du chef de la P-26, aucun autre nom du commando n’a pour le moment été divulgué. Les pressions s’intensifient afin que les identités soient publiées.

En décembre 1990, le rapport de la commission d’enquête est publié. Il provoque alors un débat de deux jours au parlement.

« Des citoyens encore plus citoyens que les citoyens » ?

Durant cette période de débat, Jacques-Simon Eggly, parlementaire fédéral à cette époque, témoigne au micro de Temps Présent : « Il y avait Villiger qui était au banc du gouvernement et je lui ai dit : Monsieur le conseiller fédéral, on parle de scandale parce que peut-être que cette P-26 aurait dû reposer sur une base légale un peu plus claire. Parce que peut-être, vous-même en tant que ministre de la défense, vous auriez dû être davantage au courant. Parce que peut-être, tout cela a été fait de manière un peu trop légère au regard des garanties juridiques. Parce que peut-être au point où nous en étions vers la fin de la guerre froide, la légitimité même, la justification pouvait être je dirais discutée. Mais enfin ! Ceux qui sont maintenant montrés du doigt, que vous laissez être montrés du doigt, ce sont des gens qui se sont engagés parce qu’ils étaient prêts à défendre notre patrie, notre territoire, notre démocratie, nos valeurs jusqu’au sacrifice de leur vie. Donc, plus encore que d’autres, c’était des citoyens encore plus citoyens que les citoyens. » (RTS, Temps présent 21.12.2017).

La commission d’enquête reconnaît volontiers dans son rapport les motivations honorables des membres de la P-26. Mais elle pose un sévère jugement d’ensemble : « Une organisation secrète, équipée d’armes et d’explosifs représente en soi, indépendamment de ses membres (…), une menace virtuelle pour l’ordre constitutionnel, du moment que les autorités politiques n’en ont pas le contrôle effectif. ».

Une organisation proche de l’extrême-droite ?

Alors que le scandale fait rage, on découvre en Italie, l’existence d’une organisation semblable : Gladio (Glaive en français). Elle est suspectée d’accueillir des membres liés à l’extrême droite et d’avoir joué un rôle majeur dans l’attentat terroriste de la gare de Bologne du 2 août 1980. L’explosion de la bombe fait 85 morts et plus de 200 blessés. La P-26 est suspectée de nourrir des liaisons avec Gladio ainsi qu’avec d’autres organismes européens de ce genre. Ces liaisons auraient de graves conséquences sur le principe de neutralité de la Suisse.

En conséquence, Kaspar Villiger, chef du département militaire, confie l’enquête au juge d’instruction neuchâtelois Pierre Cornu afin de vérifier ces allégations. Après sept mois de recherches approfondies, M. Cornu confirme dans son rapport que la P-26 n’entretient aucun lien avec de telles organisations. Il souligne cependant qu’elle entretient des relations avec la Grande-Bretage dans le cadre de cours et d’exercices militaires. La neutralité suisse n’a pas été affectée par ces contacts avec les britanniques. Le juge Cornu est formel sur ce point.

Aujourd’hui, le rapport du juge d’instruction neuchâtelois est encore classé secret défense bien qu’une version censurée du rapport Cornu soit publique. Malheureusement, le grand public apprenait en janvier 2019 que les annexes du rapport ont été définitivement égarées. Est-ce que les sept classeurs et vingt dossiers ont été « perdus » au moment de la transmission d’un chef du Département fédéral de la défense à l’autre, de la remise aux archives ou d’une autre manière encore ? La réponse n’existe pas. Ainsi, seule la levée de la période de classification secret défense du rapport original, qui interviendra en 2041, permettra de répondre aux questions qui subsistent, ou peut-être même d’en créer de nouvelles.

Mamadi Diallo

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

 

 

 



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