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«L’histoire montre que face à de grandes menaces climatiques ou environnementales, c’est souvent le scénario «collaboration – solidarité» qui se met en place»

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Étienne Piguet, Professeur à l'Université de Neuchâtel

Étienne Piguet, Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel. Photo: Bamba, Voix d’Exils

Le 11 mars 2014 a marqué les trois ans de la catastrophe nucléaire de Fukushima. Depuis le début de l’extraction des barres de combustible radioactif de la piscine du réacteur numéro 4 de la central nucléaire, l’an dernier, il n’y a plus eu d’information explicite sur le sort des populations déplacées qui habitaient à proximité de la centrale nucléaire. Alors que « dans la préfecture de Fukushima, près de 30’000 personnes vivent encore dans des logements temporaires » (Le Temps, 11.03.2014), les autorités japonaises annoncent que la levée formelle de l’ordre d’évacuation prendra effet le 1er avril 2014. Celle-ci concerne quelques centaines de personnes dont le domicile est à une vingtaine de kilomètres de la centrale nucléaire. Pour cerner les enjeux de cette migration à la fois écologique et climatique, Voix d’Exils a rencontré Etienne Piguet, Professeur de géographie et spécialiste des flux migratoires à l’Université de Neuchâtel.

Voix d’Exils : Pouvez-vous faire le point sur la question des personnes déplacées du site de Fukushima ?

Etienne Piguet : Le cas Fukushima, tout comme celui de Tchernobyl et d’autres accidents technologiques, pose la question de la distinction entre déplacement de populations et migration. Il ne s’agit pas de dire que l’un est plus grave que l’autre, mais il y a une grande différence selon que les personnes doivent quitter leur lieu d’habitation pour quelques jours, quelques années ou définitivement. Les catastrophes nucléaires, ou plus généralement « écologiques » ont la particularité de contaminer souvent les terrains pendant longtemps, ce qui contraste avec des phénomènes « environnementaux » comme les ouragans qui permettent de reconstruire sur place.

Débris des étages supérieurs de l'Unité 4 de la centrale de Fukushima à côté du bâtiment. Photo: IAEA Imagebak, CC BY-NC-ND 2.0

Débris des étages supérieurs de l’Unité 4 de la centrale de Fukushima à côté du bâtiment. Photo: IAEA Imagebak, (CC BY-NC-ND 2.0.)

Quelle est la différence entre une catastrophe climatique et une catastrophe écologique ?

Il n’y a pas de consensus sur les définitions, ce qui rend les choses un peu compliquées. Mais on peut considérer qu’il y a, d’un côté, des catastrophes « écologiques » qui sont les accidents technologiques du style Fukushima ou Bhopal, en Inde, où finalement c’est une infrastructure créée par l’homme qui pose un problème de manière directe. Et puis, il y aurait de l’autre côté les aléas « environnementaux » qui ne seraient pas directement créés par l’homme, comme un ouragan ou la montée du niveau des mers, mais qui peuvent l’être indirectement via les changements climatiques. En termes de gravité, on ne peut pas dire que l’un présente un degré plus aigu que l’autre. Ce qu’on peut comparer, c’est la durée probable du déplacement des populations.

Quel est le statut de ces réfugiés dits « climatiques » ou « écologiques » ?

Je réfute le terme de « réfugié climatique », parce qu’il donne l’idée d’une cause unique qui serait le climat et qui aurait forcé les personnes à fuir. Il engendre, en outre, une confusion avec les autres réfugiés. On pourrait, par contre, distinguer les « déplacés environnementaux » qui seraient liés à des processus naturels, et les « déplacés écologiques », qui seraient plutôt dus à des catastrophes de type Fukushima. Là où je verrais une différence, c’est dans la possibilité d’établir des responsabilités qui, ensuite, pourraient avoir des conséquences en termes de dédommagement ou d’assistance. C’est clair qu’il semble plus facile d’établir des responsabilités dans le cas d’un déplacement de type écologique que dans un déplacement de type environnemental.

Les déplacés environnementaux retournent-ils chez eux après la catastrophe ?

Oui, le plus souvent, mais si on prend le cas de la migration après l’ouragan Katrina aux États-Unis, on note que, si beaucoup de gens ont quitté la Nouvelle Orléans, tous ne sont pas revenus. Cela est autant dû aux problèmes de discrimination et à la difficulté de retrouver un emploi qu’à la catastrophe elle-même.

De quelle protection bénéficient ces populations déplacées ?

Le droit international des réfugiés ne prévoit pas ce type de cas. Pour combler cette lacune, il y a différents courants. Premièrement, ceux qui proposent de créer un statut. Deuxièmement, ceux qui proposent d’intégrer ces facteurs de fuite dans la convention qui existe déjà (Convention de 1951 sur les réfugiés). Un troisième courant tend plutôt à développer une sorte de code de bonnes pratiques par rapport à ces migrants en améliorant l’assistance humanitaire, quel que soit le statut des personnes prises en charge, sans constituer une nouvelle catégorie spécifique.

Si un réfugié demandait l’asile en Suisse pour raison de sécheresse dans son pays, que se passerait-il ?

Dans l’état actuel des conventions, cette personne ne pourrait pas obtenir l’asile, car ce motif ne rentre pas dans le cadre de la loi sur l’asile. De la même manière qu’une personne ne peut pas se prévaloir d’être un réfugié de la pauvreté, même si, par ailleurs, dans certaines circonstances, il peut courir un risque pour sa vie. Ce qui se pratique dans certains pays, c’est une garantie de non-refoulement temporaire lorsqu’une catastrophe écologique ou environnementale survient. Lors de l’ouragan Mitch au Honduras et au Nicaragua en 1998, les États-Unis ont activé cette clause de leur législation. Cela a permis à ces ressortissants de rester plus longtemps que prévu aux États-Unis, où ils séjournaient, pour ne pas surcharger par leur retour l’infrastructure déjà très affectée de leur pays. On a pas d’exemple ce type ni d’instrument légaux correspondant en Suisse.

les étages supérieurs de l'Unité 4 de la centrale de Fukushima qui ont été endommagés par une explosion d'hydrogème. Photo: IAEA Imagebank CC BY-NC-ND 2.0

Les étages supérieurs de l’Unité 4 de la centrale de Fukushima qui ont été endommagés par une explosion d’hydrogème. Photo: IAEA Imagebank (CC BY-NC-ND 2.0).

Quelle sont les solutions qui se profilent pour ces personnes chassées de chez elles par la faim ou une catastrophe ?

Notre système d’octroi du statut de réfugié a déjà du mal à s’imposer en cas de violences politiques. C’est difficile pour les requérants de faire valoir ce motif. Si, en plus, on inclut des critères liés aux aléas environnementaux, on augmente le nombre de personnes qui pourraient solliciter la protection et on court le risque d’inciter paradoxalement les pays d’accueil à se fermer encore plus. Un argument vraiment pragmatique consiste à dire que la solution réside plutôt dans l’amélioration de la protection sur place, à proximité, en privilégiant une plus grande solidarité.

Les dégradations environnementales peuvent-elles engendrer des cercles vicieux de conflits et de migrations ?

Les dégradations environnementales engendrent un certain nombre de pénuries et de tensions dans les sociétés qui en sont frappées. Prenons le cas des pays habités par des groupes sédentaires et des groupes nomades. Vous avez déjà une certaine compétition pour l’espace, puisque d’un côté il faut de l’espace pour faire paître les troupeaux et de l’autre pour les cultures. Les sédentaires voient d’un mauvais œil les troupeaux arriver parce qu’ils cassent les barrières. Si, en plus, des tensions se développent parce qu’il y a moins d’herbe disponible et que les rendements sont plus bas, cela risque d’engendrer des conflits. C’est le début d’un cercle vicieux, puisqu’on va aussi utiliser des ressources pour le conflit, alors qu’on pourrait les utiliser pour faire face aux aléas environnementaux mais cela n’a rien d’une fatalité.

Qui sont les principales victimes des catastrophes écologiques et environnementales?

A première vue, on pourrait considérer que ce sont les migrants alors que, en fin de compte, ils sont parfois dans la moins mauvaise situation, puisqu’ils arrivent à se déplacer et finalement à éviter les pires conséquences. Ceux qui sont bloqués sur place, sont alors les principales victimes, soit de conflits et de cercles vicieux, soit simplement des catastrophes écologiques ou environnementales elles-mêmes. On le voit bien avec Katrina aux États-Unis, c’est principalement la classe aisée qui disposait de voitures, ou même parfois de résidences secondaires ailleurs, qui a pu fuir. Et ce sont les minorités défavorisées qui ont été coincées sur place et ont parfois payé de leur vie le fait de ne pas pouvoir se déplacer. De manière générale, ceux qui ont le moins de ressources, que ce soit en termes de capital économique ou social, paient évidemment le prix fort.

La croissance mondiale, les changements climatiques et le lobby nucléaire ne risquent-ils pas de créer des conflits ?

Dans des systèmes démocratiques, on a peu de famines effectives. Avec une bonne gestion politique, on peut nourrir des densités de population extrêmement élevées. Cela devient problématique quand on a d’un côté des déplacés environnementaux et de l’autre un système corrompu au service d’une minorité qui veut faire des profits à court terme.

Des travailleurs dans le principal centre de commande du site de Fukushima Daiichi. Photo: IAEA Imagebank (CC BY-NC-ND 2.0)

Des travailleurs dans le principal centre de commande du site de Fukushima Daiichi. Photo: IAEA Imagebank (CC BY-NC-ND 2.0)

La prise de conscience globale est-elle à la hauteur des risques encourus aujourd’hui?

Il y a actuellement une prise de conscience planétaire. A côté de toute une série de signes très inquiétants, il y a aussi toute une série de signes qui montrent qu’un scénario optimiste n’est pas exclu. Est-ce que le processus de prise de conscience va aller plus vite que les dégradations ? Le siècle à venir va être absolument crucial à ce sujet, mais il reste difficile de faire des pronostics. Des exemples historiques montrent que face à des grandes menaces, il n’y pas que le mécanisme « pénurie-compétition-conflit » qui se met en place, qui est le scénario terrible, mais aussi le scénario « collaboration-solidarité » qui permet le rapprochement d’individus et d’États qui, auparavant, pouvaient se considérer comme des ennemis pour toute une série de raisons. On peut penser par exemple à la sécheresse de 1973 au Sahel. C’est aussi une des raisons pour lesquelles le GIEC a reçu le prix Nobel de la paix.

Est-il possible de changer les choses aujourd’hui ?

Il y a vraiment deux fronts : répondre adéquatement en termes de protection des populations avant une catastrophe, et répondre en termes d’assistance aux populations après une catastrophe. Au Japon, par exemple, le degré de préparation aux tremblements de terre est traditionnellement très élevé et se manifeste jusque dans la conception de l’architecture des bâtiments. Cela permet de limiter massivement les pertes humaines et aussi les déplacements de populations. Le Bangladesh a mis en place des infrastructures d’alertes rapides en cas d’ouragans qui permettent de réagir efficacement. On a aussi, bien sûr, toute la question de la limitation de causes de catastrophes telles que les émissions de CO2 et la lutte contre le réchauffement climatique. Il y a encore, à l’échelle mondiale, un potentiel d’amélioration énorme dans les domaines de la lutte contre les causes, la protection des populations et l’assistance après un désastre.

Des employés de TEPCO Fukushima Daiichi Nuclear Power travaillant parmi les citernes de stockage d'eau radioactive de la centrale. Photo: IAEA Imagebank CC BY-NC-ND 2.0.

Des employés de TEPCO Fukushima Daiichi Nuclear Power travaillant parmi les citernes de stockage d’eau radioactive de la centrale. Photo: IAEA Imagebank (CC BY-NC-ND 2.0).

Lorsque les déplacés reviennent sur les lieux de la catastrophe, comment arrivent-ils à reconstruire leurs vies ?

On a des cas de figure où l’aide internationale génère une dynamique économique. La reconstruction se fait alors de manière rapide et efficace. Dans le cas du tsunami qui a frappé le Sri Lanka, il y a sept ou huit ans, on a assisté, non seulement à un retour des personnes déplacées, mais aussi à une augmentation de la population, parce qu’il y a eu des créations d’emplois et une relance de la dynamique économique. Mais il y a aussi des situations inverses, comme à Haïti, où l’aide promise n’arrive pas à destination ou, si elle arrive, est détournée. Ce qui demeure malgré tout, c’est une impressionnante volonté de reconstruction de la part des populations concernées, y compris parfois dans des zones à risque. Les gens préfèrent revenir, parce que c’est la terre de leurs parents, de leurs grands-parents, qu’ils ont toujours vécus là, et qu’ils ont un attachement très fort à leur lieu de vie. Parfois, il est impossible de reconstruire et on propose aux déplacés un nouveau village quelques kilomètres plus loin dans une zone moins dangereuse. Dans ce cas, il faut vraiment que les gens soient associés au processus de manière démocratique, sinon ils ne reviennent jamais, comme en Colombie, où la petite ville de Gramalote a été emportée par un énorme glissement de terrain. Un nouveau lieu a été trouvé à quelques kilomètres pour reloger les gens, mais une partie d’entre eux a préféré se rendre dans la capitale pour essayer de trouver du travail.

Est-ce que l’exode massif dans un pays voisin pourrait créer des problèmes de racisme ou de fermeture des frontières?

Il n’y a pas d’automatisme. Il est essentiel d’instaurer des politiques d’accompagnement pour que les personnes qui voient arriver les victimes de catastrophes n’aient pas l’impression d’être défavorisées par rapport à elles. On voit que, dans certains contextes, les capacités d’accueil sont très bonnes et que l’afflux de migrants a des impacts économiques positifs car ils dynamisent la société d’accueil. Malheureusement, il y a aussi des moments de crispation et de rejet.

Bamba

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

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Témoignage de Naoto Matsumura, le dernier habitant de Tomioka, aujourd’hui à Lausanne

image-logo-bleu-noir-hep-vaudLe 18 mars 2014 à la HEP Vaud, Naoto Matsumura, dernier habitant de Tomioka, petite ville située dans la zone des 20km autour de la centrale nucléaire de Fukushima, viendra nous parler du destin qu’il a choisi en décidant de ne pas évacuer. Il sera accompagné d’Antonio Pagnotta, photographe et journaliste, qui lui a plusieurs fois rendu visite dans la zone interdite. Une vingtaine de ses photos seront exposées à la HEP Vaud dès le 13 mars.

« J’ai beaucoup de temps pour penser. Il est triste de voir ma ville natale sombrer, mais je ne déserterai pas. La centrale nucléaire m’a tout pris, ma vie et mes biens. Rester ici, c’est ma façon de combattre pour ne pas oublier, ni ma colère ni mon chagrin.

Naoto Matsumura, cité par Antonio Pagnotta dans « Le Dernier Homme de Fukushima ».

Pour en savoir plus, cliquez ici



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