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« Un vent de courage souffle sur tout le Maghreb ! »

Rafik Labassi

Rafik Labassi. Photo: CDM

Réfugié politique en Suisse depuis 2006, Rafik Labassi livre à Voix d’Exils son analyse de la révolution en Tunisie et son impact sur l’avenir du pays. Interview entre crainte et espoir.

Voix d’Exils : Que vous inspire la révolution qui vient de s’opérer en Tunisie ?

R.L. : Cette révolution fait renaître l’espoir en moi, mais aussi au sein de la population tunisienne dans son ensemble. Nous avons toujours pensé que le régime de Ben Ali (président tunisien déchu, ndlr) était solide au point qu’aucun mouvement protestataire ne pourrait le renverser. Avant mon départ en exil et jusqu’à la chute du régime, nous étions sous l’emprise d’un état policier. Nous n’avions pas le droit de dire  « non », ni « mais ». Je réalise que le changement qui s’est opéré en Tunisie avec le départ de Ben Ali est une vraie révolution. Ce changement de taille montre une fois encore que pour qu’une révolte réussisse, il faut dépasser la peur. Le jeune Tunisien Mohamed Bouazizi a vaincu sa peur en s’immolant pour protester contre la saisie de sa charrette et le chômage ambiant. Cette action désespérée a retenti dans tout le pays et la population tunisienne a vaincu sa peur pour demander le départ du président Ben Ali. Un vent de courage souffle actuellement dans tout le Maghreb et écrit sans doute une nouvelle page de l’histoire politique africaine.

Comment ce changement de régime est-il perçu par vos proches en Tunisie ?

Toute la famille est très contente. A commencer par mon père, qui avait été déchu de ses fonctions de responsable régional de l’enseignement à cause de mon engagement politique. Le régime de Ben Ali était tellement cruel que lorsqu’il en voulait à quelqu’un pour des motifs politiques, c’était la petite et la grande famille qui étaient pénalisées. Aujourd’hui, mon père se sent fier de ses enfants qui se sont battus contre la dictature. Il se dit que les souffrances qu’il a endurées n’ont pas été vaines. Depuis 22 ans que je me suis exilé, je n’ai revu ni mon père ni ma mère. Lorsque j’ai fui la Tunisie, j’ai dû vivre dans d’autres pays avant de trouver refuge en Suisse, plusieurs années plus tard. Mon frère, actuellement avocat, a vécu 16 ans en se cachant en Tunisie. A chaque fois qu’on le recherchait, les forces de sécurité assaillaient la maison de mon père avec des chiens et des armes. A chaque fois, ils arrêtaient un membre de la famille  pour que mon frère se rende. Mais il a continué sa lutte jusqu’à ce jour. Après la chute du régime de Ben Ali, des petits cousins qui étaient enfants quand j’ai fui la Tunisie m’ont envoyé des messages pour me dire « Rafik, ce que tu disais il y a 20 ans, on le voit aujourd’hui ». Je leur disais, à l’époque, que l’injustice allait cesser un jour, que nous allions reconquérir notre liberté, qu’un jour viendrait où notre peuple bougerait et, Dieu merci, c’est arrivé. Aujourd’hui ma famille me demande : « Rafik quand est-ce que tu reviens? On veut te voir ». Moi aussi, j’attends ce jour-là.

Selon vous, quel est l’impact que cette révolution est susceptible d’avoir sur la diaspora tunisienne dans le monde et spécialement en Suisse ?

Ce changement est un grand soulagement pour la diaspora tunisienne particulièrement représentée en Suisse, en France, en Angleterre, aux Etats-Unis et dans quelques pays africains et asiatiques. Beaucoup de Tunisiens qui avaient fui le pays pour des motifs politiques commencent à y retourner. Certains rentrent saluer pour la première fois leurs parents qu’ils ont quittés depuis plusieurs années. D’autres, surtout les leaders politiques, y retournent pour participer au changement de gouvernement en cours. Il y en a même qui sont revenus pour introduire des demandes de création de parti politique. Des représentants d’une organisation de Tunisiens vivant en Suisse séjournent actuellement au pays en vue d’enregistrer leur structure qui venait en aide aux victimes de la torture et de la dictature de Ben Ali. Pour ne pas exposer la vie des membres de cette organisation, je préfère m’abstenir de donner son nom.

Comment avez-vous vécu cette révolution depuis la Suisse ? 

Les réseaux sociaux, en particulier Facebook, ont joués un rôle important parce qu’ils nous permettaient d’être au courant, en temps réel, de l’évolution de la situation à un moment ou les autorités œuvraient pour cacher l’ampleur des événements aux médias. Grâce à Facebook, je pouvais savoir depuis la Suisse qu’il y aurait telle manifestation à tel moment et à tel endroit en Tunisie. J’ai donc vécu ces moments les yeux rivés sur mon ordinateur. J’arrivais à peine à dormir car, encore à minuit, les nouvelles continuaient à tomber sur la toile. Lorsque que je sortais et revenais à la maison, la première chose que je demandais à ma femme, était : « Quoi de neuf sur Facebook ?  Les jeunes résistent-ils à Ben Ali ou le dictateur tente-t-il de reprendre le pouvoir ? ». Et puis, le téléphone n’a jamais autant sonné entre la Suisse et la Tunisie. J’appelais constamment pour voir comment se portait la famille et pour vérifier les informations que je découvrais sur Facebook. Pendant quatre semaines, ma famille et moi avons vécu un grand suspens. Je souffre d’hypertension artérielle et mon cœur aurait pu lâcher à ce moment-là. Voyant l’allure que prenaient les choses, j’étais partagé entre la crainte de voir cette révolution en marche s’estomper et l’espoir de la voir aboutir à la victoire.

Envisagez-vous de retourner en Tunisie comme le souhaitent vos cousins ?

J’aimerais bien rentrer de suite en Tunisie, mais un certain nombre de raisons m’en empêchent. Je n’ai pas encore de permis d’établissement en Suisse car je suis au bénéfice d’un statut de réfugié politique qui me donne droit à un permis de séjour B.  Dans ces conditions, si jamais je m’avise de rentrer en Tunisie, je ne pourrai plus revenir en Suisse avec le même statut. Je ne redoute pas de retourner dans mon pays, mais j’estime que la perspective doit faire l’objet d’une réflexion minutieuse. Qu’ai-je à y faire après 22 ans d’exil ? Quel est mon futur en Tunisie, alors que je sais que mes compatriotes croupissent au chômage ? La situation politique actuelle, encore très floue, m’offre-t-elle assez de garanties pour rentrer ? Ce sont là quelques questions que je dois me poser avant de me décider à rentrer. Mais, pour le moment, je pense que mon avenir dépend de mon intégration en Suisse. Je ne pourrai jamais quitter ce pays d’accueil sans avoir la certitude que mon retour en Tunisie me garantira une vie modeste et sûre. Je peux dire que beaucoup de Tunisiens de la diaspora partagent actuellement le même avis que moi.

Comment se déroule votre intégration en Suisse ?

Depuis notre arrivée en Suisse, ma femme et moi essayons de nous intégrer au mieux. Nous dépendons toujours de l’aide sociale destinée aux réfugiés. Notre insertion dans le monde du travail reste vraiment difficile, surtout à cause des diplômes étrangers dont nous sommes titulaires. Nous avons cru qu’avec un doctorat en médecine pour ma femme et un diplôme d’études approfondies (DEA) en philosophie pour moi, la tâche nous serait facile, mais ce n’est vraiment pas le cas! Avant l’obtention de l’asile, j’avais pris des cours d’informatique et participé à la rédaction de Voix d’exil. Quant à ma femme, elle a animé des séances de sensibilisation pour des femmes requérantes d’asile en collaboration avec la Croix-Rouge valaisanne. Puis elle a poursuivi des études universitaires qui lui ont permis d’obtenir un diplôme fédéral en Médecine. Malgré des centaines d’offres d’emploi envoyées, elle n’a pas encore réussi à trouver un poste de médecin assistant. En ce qui me concerne, je fais un stage en tant qu’éducateur social car à l’époque j’étais responsable du département social d’une ONG pendant une dizaine d’années avant de venir en Suisse. Après une multitude de demandes pour occuper différents postes dans le domaine social et culturel, j’ai trouvé un travail d’intervenant à domicile pour enfants handicapés, ce qui me permet de travailler quelques heures par semaines.

Comment entrevoyez-vous l’avenir de la Tunisie aujourd’hui ?

Aujourd’hui, la situation politique n’est pas claire. Des élections sont annoncées mais je trouve que le plus important est que le nouveau pouvoir, qui prendra les rênes du pays, réponde aux aspirations des jeunes qui ont soif de démocratie et veulent des emplois pour vivre dignement.

Propos recueillis par CDM.

CDM, membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils.