1

«L’action de l’association Sénevé permet aux femmes migrantes de retrouver la confiance en leurs capacités»

Christelle Rochat, fondatrice de l'association Sénevé. Photo: Voix d'Exils

Christelle Rochat, fondatrice de l’association Sénevé. Photo: Voix d’Exils.

L’association lausannoise Sénevé repose sur les épaules de Christelle Rochat, éducatrice sociale. Aidée par une équipe de bénévoles, cette Suissesse propose depuis 2009 un atelier cuisine, des cours de langue française et une aide administrative à une cinquantaine de migrantes. Rencontre avec une femme de cœur et d’action.

Voix d’Exils: D’où vous vient le goût du travail social avec les femmes migrantes ?

Christelle Rochat: Lors d’un voyage en Afrique, qui a duré deux ans, j’ai fait la connaissance d’Africaines avec lesquelles j’ai eu de très bons contacts. A mon retour en Suisse, en parallèle à ma formation d’éducatrice, j’ai travaillé dans une unité d’accueil pour écoliers qui recevait des enfants de deux à dix ans. J’ai alors été en contact avec une maman indienne dont le mari travaillait dans une grande boîte. C’était une famille aisée et sans problème, sauf que son mari ne lui laissait aucune liberté. Puis j’ai rencontré d’autres femmes en difficultés.

Qu’est-ce qui vous a surpris dans cet accompagnement ?

J’ai pris conscience qu’une partie de leur souffrance venait de leur incapacité à lire en français et à comprendre les mécanismes de l’argent. Souvent, elles avaient des dettes simplement parce qu’elles ne savaient pas lire les factures et ne savaient donc pas quoi en faire. Elles payaient tout et n’importe quoi. Si on leur donnait des bulletins de versement pour faire un don à la Chaîne du Bonheur, par exemple, elles avaient peur, alors elles payaient sans savoir ce qu’elles payaient.

C’est à ce moment-là que vous avez décidé de vous engager professionnellement ?

Arrivée au terme de ma formation d’éducatrice sociale, je me suis mise à la disposition de l’église évangélique comme éducatrice sociale pour m’occuper des femmes. Le quartier lausannois de la Borde proposait déjà des activités pour les enfants, mais l’église cherchait quelqu’un pour s’occuper des femmes seules qui ne sortaient pas. C’était en octobre 2009. L’association Sénevé, que j’avais entre temps créée, accueillait à ses débuts quatre femmes, puis elle s’est agrandie au fil du temps et, aujourd’hui, il y en a une cinquantaine. Nous répondons donc à un besoin précis.

En quoi consiste l’aide de Sénevé ?

Nous aidons les femmes à sortir de chez elles, à rencontrer d’autres femmes et à ne pas rester seules.

Parlez-nous de l’évolution des demandes…

Au début, l’idée était de se réunir et de favoriser des rencontres. Petit à petit, il y a eu des demandes pour écrire des lettres, s’adresser aux assurances maladies, se rendre chez le médecin, pour rechercher du travail et un logement. J’ai dû faire un tri dans ces demandes. Pour la recherche de travail ou de logement je n’ai pas les ressources suffisantes, alors j’ai orienté mon action dans les domaines dans lesquels je pouvais apporter mon aide.

Quelles activités proposez-vous ?

Nous proposons un atelier de cuisine et un cours de français par semaine, ainsi qu’une aide administrative pour écrire des lettres, contracter des assurances maladies, les accompagner chez le médecin s’il y a besoin.

A quelles difficultés sont confrontées les migrantes ?

L’une des difficultés c’est qu’il y a des lois qu’elles ne connaissent pas et surtout elles ont peur parce qu’elles ne savent pas ce qu’elles ont le droit de faire et ce qu’elles n’ont pas le droit de faire. Et puis l’autre difficulté, c’est de trouver du travail et de trouver un appartement.

La population migrante dont vous vous occupez a-t-elle changé depuis que vous avez créé Sénevé?

Au départ, c’était surtout des femmes Africaines. Mais, avec le temps, on reçoit davantage de femmes arabes qui viennent du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie, de la Turquie, de l’Afghanistan ou du Liban. Ça dépend surtout des horaires, de comment les femmes bougent ou travaillent. Par exemple, les Africaines qui étaient là au début n’avaient pas de travail et, entre temps, elles ont trouvé un emploi et ne viennent plus.

Cela vous apporte-t-il une grande satisfaction ?

Oui, l’action de l’association permet aux femmes migrantes de retrouver la confiance en leurs capacités et grâce à cela, elles peuvent trouver du travail !

Quelle est l’origine du nom Sénevé ?

Le sénevé est le grain de la plante de moutarde. On dit dans la Bible que c’est le plus petit des grains. Mais quand il germe et grandit, il donne la plus grande des plantes aromatiques. A l’image du sénevé, on a commencé tout petit mais plus on grandit, plus on a d’impact.

Quelle est l’importance de l’apprentissage de la langue ?

C’est vrai que si les migrantes ne parlent pas le français, trouver du travail n’est pas facile. Mais il en y a beaucoup qui parlent français et qui ne trouvent pas de travail car c’est difficile quand on n’est pas en possession d’un permis B.

Que proposez-vous aux femmes qui ont des enfants et qui veulent suivre les cours de français ?

On essaie juste de trouver une personne qui garde les enfants pendant les cours de français. Mais, pour l’instant, on n’a pas beaucoup de possibilités, donc on permet aux dames de venir avec leurs enfants aux cours, ce qui n’est malheureusement pas très adéquat.

Travaillez-vous avec d’autres associations ?

Le Sénevé s’occupe des femmes, Quartier libre s’occupe des enfants de la Borde et les deux sont regroupées au sein de l’association MC4. Nous sommes en contact avec AICLA BORDE, une association interculturelle, laïque et apolitique du quartier de la Borde, avec la PJB (Permanence Jeunes Borde) qui nous prête les locaux où nous faisons la cuisine, avec l’église évangélique du réveil, avec beaucoup d’autres associations comme CARITAS par le biais du CARL (Colis alimentaires région Lausannoise) qui nous donne un peu de nourriture et aussi les cartes CARITAS pour les dames.

Comment voyez-vous l’avenir du Sénevé ?

J’aimerais que nous soyons ouverts du lundi au vendredi avec plusieurs ateliers, que les femmes puissent venir tous les jours et qu’on ait la possibilité de garder les enfants.

Alors il vous faudra des subventions ?

Exactement. Je suis en train de préparer un dossier pour atteindre ces objectifs.

Propos recueillis par :

DG

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Informations :

Association Sénevé

Adresse : Rue de la borde, 49 bis, 1018 Lausanne

Tél. 078 724 84 79

Heures d’ouverture :

Lundi: 14h-17h

Mercredi: 10h-15h

 

 




« On peut comparer l’apprentissage de la langue à celui de la bicyclette »

M. Jean-Bernard Modoux, responsable des cours de français intensifs du Centre de formation de l’EVAM. Photo: Hochardan

Certains migrants éprouvent de grandes difficultés à apprendre la langue française, ce qui freine tout le processus de leur intégration. D’où vient ce blocage et que peut-on faire pour le lever ? Nous avons posé la question à M. Jean-Bernard Modoux, responsable des cours intensifs du Centre de formation de l’EVAM (Etablissement vaudois d’accueil des migrants), qui travaille dans l’enseignement de la langue française depuis 30 ans. Interview.

Voix d’Exils : Certains migrants n’arrivent pas à apprendre le français. Ils abandonnent les cours sans pouvoir communiquer à un niveau basique. Pour quelles raisons?

Jean-Bernard Modoux : La première difficulté provient de l’éloignement entre la langue maternelle et la langue cible, le français. Tout est à réapprendre, souvent jusqu’à l’écriture. L’apprentissage est donc très long. Mais cette lenteur se heurte à la volonté de faire d’autres projets, comme travailler pour gagner un peu d’argent – voire pour en envoyer au pays. Ainsi, certains abandonnent pour prendre des emplois, souvent auprès de compatriotes – et pas toujours des plus avantageux, hélas ! D’autres abandonnent par découragement, souvent en lien avec l’insécurité administrative dans laquelle ils vivent. Leur motivation s’en trouve anéantie.

D’autres encore abandonnent tout simplement parce qu’ils ne trouvent pas en eux les ressources pour apprendre efficacement ; le plus souvent, ce sont des personnes qui souffrent de graves difficultés psychologiques : déracinement, déstabilisation existentielle, souvenirs traumatisants, maladies ne permettant pas à leur esprit de se rendre disponible pour apprendre. Souvent, par exemple, ils ne parviennent pas à mémoriser ce qu’ils apprennent ; l’inefficacité de leur apprentissage achève de les décourager… Certains, enfin, ne doivent pas juste « tout réapprendre », comme l’alphabet latin après l’alphabet arabe ou amharique ; ils doivent tout ou presque tout apprendre. Le plus souvent, ils n’ont été que très peu scolarisés dans leur pays voire pas du tout. Cela explique qu’en plus, le plus souvent, ils ne savent pas apprendre, ils ne savent pas rendre leur travail efficace et ils se démotivent.

Concrètement, quelles sont les conséquences de ces difficultés ?

Les personnes en butte à de grosses difficultés psychologiques ont besoin de commencer par se reconstruire un peu, avant tout ; Il faut noter par contre que la fréquentation des cours les soutient beaucoup en général. C’est donc opportun de les y encourager, quand ils y arrivent. Pour les personnes qui n’ont pas été assez scolarisées ou pas du tout, Il en résulte deux types de déficits : l’analphabétisme, soit l’incapacité totale de lire et d’écrire, et l’illettrisme, autrement dit l’incapacité de comprendre ce qu’on lit ou d’écrire des choses cohérentes.

Une personne analphabète, c’est une personne qui ne peut ni lire ni écrire car elle ne connaît pas l’alphabet du tout, elle ne déchiffre pas les lettres. Par contre, une personne illettrée peut déchiffrer, oraliser plus ou moins un texte écrit mais elle n’en comprend pas le sens. Si on veut comprendre l’illettrisme, on peut le comparer aux débuts de l’apprentissage de la conduite automobile : la première fois, l’élève conducteur est tellement concentré sur le contrôle des gaz et de l’embrayage qu’il ne regarde pas devant lui et qu’il peut très bien avancer droit contre un arbre ! De même, l’illettré a besoin de tellement d’énergie pour déchiffrer les lettres, les syllabes, les mots, qu’il n’arrive pas à comprendre ce qu’il vient de lire, à « conduire » la construction du sens. Pour remédier à de tels problèmes, il faut passer beaucoup de temps à l’école et s’engager activement dans son apprentissage – ce qui ne va pas de soi, notamment parce que la représentation de ce qu’apprendre veut dire n’est de loin pas toujours adéquate.

Quelles mesures avez-vous mis en place, dans le cadre du Centre de formation, pour aider les élèves à progresser?

Nous ne pouvons rien face à l’insécurité sociale ; face aux difficultés psychologiques, nous pouvons envoyer les personnes vers des professionnels qui peuvent les aider. Pour ce qui est du temps nécessaire afin d’arriver à un niveau de base suffisant, nous pouvons autoriser des personnes qui ont quitté l’école à y revenir, même si elles ont épuisé leur droit de base, à savoir 9 heures de français pendant 24 semaines, et une année à 24 heures par semaine, selon leur niveau.

Pour l’analphabétisme et l’illettrisme, nous avons créé des cours orientés vers l’acquisition des bases de la lecture. Nous avons aussi créé du matériel pédagogique dans ce but. Enfin, nous avons créé des modules spécifiques pour répondre aux problèmes d’apprentissage. Le premier vise à « apprendre à apprendre ». Dans cet atelier, l’apprenant a l’occasion de prendre conscience de certains mécanismes fondamentaux de tout apprentissage et de mieux se situer, en particulier en ce qui concerne ses canaux préférentiels d’apprentissage. Savoir à quel genre d’apprenant on appartient : plutôt visuel, auditif ou kinesthésique ? Le but est de mieux se connaître et de mieux mobiliser ses meilleures ressources – des techniques d’apprentissage sont présentées à cette occasion. L’autre module consiste en des ateliers de raisonnement logique. Ils ont pour but de développer l’utilisation de la logique – laquelle s’avère toujours nécessaire.

Combien d’élèves fréquentent le Centre de formation ?

Les cours non intensifs de 9 heures par semaine accueillent environ 300 élèves ; ils sont destinés aux nouveaux arrivants en Suisse. Des cours intensifs sont ensuite proposés, à raison de 24 à 28 heures par semaine, à 180 élèves environ.

Quel est le pourcentage des élèves qui rencontrent des difficultés ?

Je dirais que 20 à 30% des élèves ont vraiment de sérieux problèmes. 50 à 60% des élèves ont plus ou moins de difficultés ; ce ne sont pas des gens qui ne connaissent rien, mais ils ne sont pas habitués aux structures de la langue française ou sont dans l’incapacité de prononcer certain mots, de les entendre juste ou d’en discriminer le sens. Environ 10 à 20% des élèves apprennent très vite. Systématiquement, on se rend compte que ces élèves ont fait de bonnes études dans leur pays.

Auriez-vous un dernier mot à ajouter ?

Oui, « apprenez par vous-même! ». Je veux dire que le meilleur des professeurs, le plus gentil, le plus sérieux, le plus professionnel qui soit n’arrivera jamais à ouvrir votre bouche et à y mettre la langue française… C’est vous, apprenant, qui devez apprendre. Le professeur peut vous aider, vous guider, c’est tout.

Comparez l’apprentissage de la langue avec celui de… la bicyclette par exemple. Demandez-vous comment vous avez appris à rouler à vélo. Immanquablement, vous arriverez à vous en souvenir que si vous avez essayé, que si vous êtes tombé, que si vous avez recommencé et ainsi de suite jusqu’à maîtriser votre équilibre, la tenue du guidon, donc la direction, la poussée sur les pédales, le changement des vitesses, etc. Et même le code de la route au bout du compte. Votre grand frère, votre père, votre mère n’ont pu que vous aider à tenir l’équilibre au début. De même, un professeur de français ne peut pas plus que vous aider au début. Pour apprendre une langue, vous devez essayer, vous tromper, corriger, oublier, reprendre, oublier, répéter, oublier, retrouver… Mais attention : si on ne pratique pas, on finit toujours par oublier…

Propos recueillis par:

Hochardan

Membre de la rédaction vaudois de Voix d’Exils