1

« L’exil est une lutte pour retrouver sa dignité »

Photo: Elvana Tufa / Voix d’Exils

La vie après Voix d’Exils #1 – Rencontre avec Alain Tito Mabiala, ancien membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Aujourd’hui, nous commençons une nouvelle série de podcasts de Voix d’Exils: « La vie après Voix d’Exils ». Cette série  donne la parole aux anciens coordinateurs, coordinatrices, rédacteurs et rédactrices de notre média, qui nous racontent leur parcours au sein de la rédaction.  Ils partageront avec nous leurs expériences dans ce média.

Notre premier invité pour cette série est Alain Tito Mabiala, journaliste et écrivain congolais, en Suisse depuis 2015.

Elvana Tufa

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils




« Nous » de Ievgueni Zamiatine

1ères de couverture de « Nous ».

Recension – des fictions dystopiques devenues les miroirs de notre réalité ?

Ievgueni Ivanovitch Zamiatine (1884 – 1937), est un écrivain russe, créateur d’un genre unique et moderne : le roman anti-utopique ou dystopique. Ceux qui ont déjà lu des ouvrages du genre dystopique, comme « 1984 » de George Orwell ou encore « Le meilleur des mondes » de Aldous Huxley, ne savent peut-être pas que le pionnier de ce genre est justement Zamiatine. Tout commence avec son roman « Nous ». Cet article est le premier d’une nouvelle rubrique de Voix d’Exils qui consiste en des recensions de livres et de films qui éclairent notre réalité d’aujourd’hui. 

Écrit en 1920, « Nous », connu également sous le titre « Nous autres », a tout d’abord été traduit et publié en anglais en 1924. En raison du contexte soviétique, l’œuvre ne sera publiée en Russie, pays d’origine de son auteur, qu’en 1988. La version française, quant à elle, est parue aux éditions « Gallimard » en 1929 sous le titre « Nous autres » puis a été rééditée en 2017 par la maison d’édition « Actes Sud » sous le titre « Nous ».

Le récit du roman se situe dans le futur et se concentre sur « D-503 », un ingénieur de l’espace vivant dans le « One State » ou l’État Unique. Il s’agit d’une nation urbaine construite presque entièrement en verre, ce qui facilite la surveillance de masse. Dans le roman, les habitants et habitantes de l’État unique sont dépersonnalisés. Il n’y a pas d’autres moyens de se référer aux gens que par le nombre qui leur est attribué. Ces derniers sont également constamment vêtus d’un uniforme ce qui les dépersonnalise encore plus. Le comportement de l’individu et la société dans laquelle ils évoluent sont basés sur la logique définie par l’État unique grâce à des formules et des équations produites par lui-même. Le travail de « D-503 » consiste en la fabrication d’un vaisseau spatial destiné à convertir les civilisations extraterrestres au bonheur, ces dernières ayant été soi-disant découvertes par l’État Unique. Alors que cet État totalitaire définit avec précision toutes les activités de ses habitants, « D-503 » commence à envier le passé et à être attiré par un autre monde plus ancien…

Pourquoi (re)lire « Nous » de Zamiatine aujourd’hui ?

Il apparaît que la lecture « Nous » de Zamiatine est intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord, car il s’agit d’un roman fondateur du genre dystopique, un genre très populaire actuellement. Deuxièmement, car le contexte historique dans lequel s’est déroulé la publication de l’œuvre est controversé. En outre, il regorge d’allusions à des expériences personnelles de son auteur ainsi qu’à la culture et à la littérature. Le roman reste très actuel.

Avec ce roman, Zamiatine prédit la tendance à la concentration des pouvoirs au niveau d’un seul parti (communisme, fascisme, nazisme) et entre les mains d’un chef unique qui contrôle tous les autres pouvoirs concurrents au sein et en dehors du parti. Notre continent a connu des expériences totalitaires similaires au cours du XXe siècle avec les régimes communistes, fascistes et nazi qui vouaient un culte absolu au chef (Lénine, Staline, Mussolini, Hitler, etc.). La réactualisation du roman de Zamiatine intervient à un moment où l’on assiste à une réactivation des structures totalitaires des pouvoirs politiques que l’on rencontre ces dernières décennies dans certains régimes d’Europe centrale et orientale.

La recension: une nouvelle rubrique de Voix d’Exils

J’ai débuté cette rubrique en choisissant « Nous » pour deux raisons principales :

Premièrement, connu seulement des lecteurs et lectrices spécialisés, Zamiatine n’est pas assez crédité en tant que fondateur de la dystopie, ce qui lui fait, à mon avis, du tort en quelque sorte. Nous connaissons principalement Orwell ou encore Huxley cités plus haut. Dernièrement, Margaret Atwood est également arrivée sur le devant de la scène avec son conte « La Servante Ecarlate ». L’œuvre d’Atwood, une romancière que j’apprécie et dont j’ai traduit des poèmes en albanais est, je pense, une pâle tentative d’approche du roman dystopique avec sa fin très faible et controversée.

Deuxièmement, nous vivons à une époque où toute la science-fiction ainsi que les réalités les plus incroyables issues des romans dystopiques écrits au début du XXe siècle semblent se transformer en réalités telles des prophéties. Alors que les romans dystopiques semblaient dévoiler les réalités les plus absurdes issues de l’imagination des auteurs, nous pouvons nous demander si ce genre littéraire qui a précédé les régimes totalitaires que le monde a connu (et continue de connaître) remplit toujours sa fonction compte tenu de la réalité dans laquelle nous évoluons? La question que je me pose également est la suivante : quelles connaissances ou quel pouvoir avaient ces écrivains pour prévoir une réalité qui désormais dépasse la fiction d’une certaine manière ? Cette interrogation me fait penser que durant les premiers mois de la pandémie, il y a eu la redécouverte d’un livre où tout ce qui se passait était en train d’arriver en quelque sorte. Je parle du roman de Dean Koontz « Les Yeux des ténèbres » dans lequel est évoqué un virus dont les propriétés sont proches de celles du coronavirus. Ainsi, l’œuvre décrit les ravages causés par une pneumonie perçue comme une arme biologique.

Elvana Tufa

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

 

 




Celui qui s’était perdu

Auteur: Byrev. Source: pixabay.com

Est-il possible de s’acheter soi-même?

C’était un événement terrible: il s’était perdu. Aussi clairement et simplement que lorsqu’on perd un objet: son argent, son mouchoir, ses lunettes de soleil ou un bouton arraché de sa veste. Il s’était perdu quelque part. C’était une perte douloureuse, sans aucun doute la plus grande perte de sa vie. On peut à nouveau gagner de l’argent et, avec cet argent, acheter un autre mouchoir, des lunettes de soleil ou, bien sûr, un nouveau costume. On peut rattraper ces pertes très ordinaires. Mais s’acheter soi-même, c’est un problème très compliqué. Dans quel magasin peut-on se rendre et dire au vendeur: « Je voudrais m’acheter »? Sans aucun doute, le vendeur va penser qu’il se trouve en présence d’un fou, va vous regarder avec surprise et peur, s’écarter à la hâte et appeler secrètement la police ou un hôpital psychiatrique pour les informer qu’une personne mystérieuse se trouve dans son magasin. Oui, c’est exactement ce qui va se passer.

Il se débattait dans ses pensées comme un poisson pris dans un filet, mais il ne pouvait pas se rappeler comment il s’était perdu. Après tout, comment était-ce arrivé, où et quand? Pourquoi ne s’en était-il pas aperçu immédiatement? Est-il possible de se perdre ainsi? Est-ce la conséquence d’une intervention divine? Il était déjà convaincu que sa vie était un échec. Pourquoi est-ce que cela lui était arrivé à lui ? Comment allait-il pouvoir désormais soutenir le regard des gens – de ses voisins, de ses parents, de ses connaissances? Tout le monde se moquerait probablement de lui. Et ses collègues, surtout ceux qui lui donnaient sans arrêt des conseils, lui reprochaient de ne pas être un homme de son temps, d’être incapable de communiquer avec le chef, de ne pas vivre comme tout le monde, ceux qui le surnommait « l’amoureux de la vérité » seraient plus enthousiastes encore pour le tourner en ridicule.

Après avoir repassé ces scènes dans son esprit, il se sentit rempli de trouble et se posta devant un miroir : l’homme qui le regardait était bien lui-même, cela ne faisait aucun doute. Sa tête, ses oreilles, son nez, ses yeux, ses mains, ses pieds – tout était en place. Mais de tout son être, son esprit, ses sens, il sentait que quelque chose manquait. Il en était sûr à cent pour cent. Oui, dans le reflet du miroir, tout était en place. Mais dans sa réalité, dans sa vie, quelque chose manquait. Quand il réalisa à nouveau cette dure et amère vérité, son cœur lui fit aussi mal que s’il avait été blessé par balle.

Ce jour-là, il quitta la maison dans la peur et l’anxiété pour aller travailler. Fait intéressant, personne ne soupçonna quoi que ce soit; personne ne se rendit compte de sa perte. Un seul collègue, qui partageait son chagrin, le regarda attentivement et lui demanda avec suspicion:
– Que t’est-il arrivé? Es-tu malade? Tu as l’air très étrange. Tu ressembles à quelqu’un qui a perdu quelque chose de précieux…
Il ne se souvient plus de ce qu’il lui a répondu; il a rapidement coupé court et a quitté son lieu de travail dans une peur étrange.

***

Il s’est alors complètement fermé. Il a d’abord écrit des poèmes. Et même si tout le monde les appréciait, insatisfait de ce qu’il avait écrit, il dit adieu à la poésie pour toujours. Il est ensuite devenu peintre, puis compositeur… Pendant un certain temps, il a aussi travaillé comme apprenti à côté d’un cordonnier. Mais en vain. Des années plus tard, il n’était toujours pas à son aise, il ne s’était pas retrouvé.

***

C’était un jour d’hiver gris. Le ciel ressemblait à un grand tamis que les flocons de neige traversaient. Les mains dans les poches de son manteau, il marchait vite dans le vent. Et le vent, hurlant comme un loup, soufflait la neige et frappait le visage des quelques passants. Après avoir longtemps traversé cette neige et ce vent, il entra dans un café et s’approcha du comptoir.
– A boire!
– Non, paie d’abord tes dettes, tu boiras ensuite. Combien de temps vas-tu boire ma vodka à crédit? – demanda le barman.
– Je paierai bientôt mes dettes. Et maintenant, je t’en prie, donne-moi quelque chose… mon cœur est sur le point d’exploser et je suis sur le point de geler.
– En aucune façon!
– S’il vous plaît…
– Non, j’ai dit non!

Embarrassé, il s’approcha de l’une des tables et s’assit, la tête entre les mains. Deux personnes installées dans le coin le plus éloigné du café se sont murmuré quelque chose. Elles ont appelé le serveur, ont payé toutes les dettes de l’homme au vieux manteau et lui ont recommandé de lui servir autant de boisson qu’il le demanderait. C’étaient deux anciens collègues, parmi ceux qui lui conseillaient d’être un homme de son temps. Maintenant, l’un était devenu le chef et l’autre, le chef du département.

Le chef a dit:
– Vois-tu ce qui lui est arrivé? Quel dommage! C’était un talent inestimable.
– Vous avez raison – a rétorqué le chef du département. C’est la fin de toutes les personnes qui ne se donnent pas de valeur : l’alcool, l’ivresse, une vie dénuée de sens, ruinée.

Ils ne firent pas de mouvement vers lui parce qu’ils avaient honte de le faire devant les gens autour d’eux.
En général, tous ceux qui le connaissaient le traitaient de cette façon: comme s’ils ne l’avaient jamais connu. Tous, autour de lui, les voisins, connaissances, anciens collègues, contemporains, le considéraient comme un homme impuissant et malheureux, un ivrogne. Et le pire, c’est que personne ne s’est jamais rendu compte qu’il se cherchait encore.

Dehors, il neigeait sans arrêt, comme si le but de cette neige tenace était de blanchir la face du monde entier.

Samir Sadagatoglu

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils




Réflexions sur la mort d’Akakyevich

Ni

Le monde a plus que jamais besoin de compassion et de sympathie et non de guerres! 

L’un des personnages les plus mémorables, créé par l’écrivain russe Nicolas Gogol (1809-1852) dans sa magnifique nouvelle« Le Manteau » (1843), est Akaky Akakievich. Un héros tragique dont la mort pathétique est un rappel constant de la triste fin de l’homme vulnérable dans un environnement dépourvu d’empathie humaine.

Le nouvelle raconte la courte vie d’un malheureux fonctionnaire de classe inférieure de Saint-Pétersbourg qui est poussé à la mort par un système bureaucratique et l’insensibilité des personnes qui l’entourent. Il met l’accent sur la question fondamentale de « la brutalité de l’homme à l’homme ».

Certains de mes plus chers souvenirs sont liés au « Manteau ». Le récit m’a impressionné d’abord en tant qu’adolescent. Plus tard, dans les années quatre-vingt, je l’ai enseigné en tant que professeur d’anglais aux filles du lycée dans ma ville d’origine Qamishli, en Syrie.

L’enseignement, en fait, n’était pas du tout un travail facile dans cette région rurale, négligée, du nord-est du pays, principalement peuplée de descendants de réfugiés traumatisés qui ont fui les atrocités en Turquie pendant et après la Première Guerre mondiale: comme les Syriaques, Arméniens, Kurdes, Assyriens, Chaldéens et bien sûr les Arabes.

Les écoles reflétaient très bien les divisions dans la communauté. L’ambiance était loin d’être amicale. Les étudiants se regroupaient dans les salles de classe en fonction de leurs fortes appartenances ethniques, tribales et religieuses. La communication entre eux était rare alors que les langues ethniques résonnaient régulièrement partout. Ajoutez à cela, que ni les étudiants ni leurs parents se souciaient vraiment de l’anglais comme matière scolaire.

En ce qui concerne les enseignants, ils ont d’abord dû passer l’épreuve longue et ardue des préjugés et des stéréotypes, avant de gagner la confiance des étudiants. Malheureusement, j’étais l’un de ces enseignants, étant un descendant d’une famille de réfugiés Arméniens.

Néanmoins, mon expérience dans l’enseignement du « Manteau » donnait des résultats complètement différents. À partir de la première lecture de l’histoire, (normalement, il fallait trois périodes de lecture, chacune d’une durée de 50 minutes qui s’étalaient sur deux semaines pour terminer une lecture) je remarquerais un changement notable dans le comportement de mes étudiants. Un intérêt inhabituel pour ce récit, ainsi qu’une profonde sympathie pour le pauvre fonctionnaire, remplaçait les bavardages quotidiens et l’apathie de la classe. Ils suivaient avec passion le déclin dramatique d’Akakievich, se faisant insulter et harceler par les uns et les autres. Curieusement, il semblait que la tragédie de notre héros rapprochait les différents groupes. La classe abandonnait progressivement ses divisions habituelles, et laissait place à plus d’intimité et de convivialité. Les échanges dans la langue arabe officielle devenaient fréquents parmi eux. Certaines filles commenceraient même à partager le même banc et à lire dans les mêmes livres scolaires, ce qui n’était pas le cas avant. C’était en fait la mort d’Akakievich qui les bouleversait profondément et qui faisait briller leurs yeux avec des larmes innocentes. C’était comme une catharsis pour eux.

Je me demandais toujours comment cette situation a changé en si peu de temps? Comment se fait-il que les couches de préjugés et de méfiance aient disparu en l’espace de quelques jours et que les sentiments humains de compassion, de pitié et d’amour spontanés prenaient le pas? Quel en était le secret?

À ma grande surprise, la réponse est venue d’une des filles: « Monsieur », me dit-elle en arabe: « Le Manteau raconte notre triste histoire. Nous nous lamentons en réalité sur notre propre destinée, et pas sur celle d’Akakievich ! ». Submergée par les émotions, elle ne pouvait plus continuer.

Maintenant que la guerre en Syrie est entrée dans sa septième année et que la moitié de la population du pays est déplacée, je me souviens parfois des mots prophétiques de cette fille de 16 ans et je me demande où la destinée l’a jetée au milieu de ce jeu insensé.

Dono

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Le 09 mai 2017