1

Expérience innovante dans une classe de français EVAM

Photo prise lors d’un conseil de classe – Les élèves avec, au premier rang à gauche, Ricardo, enseignant. Au deuxième rang, deuxième depuis la gauche, Simona, éducatrice, et deuxième depuis la droite, Ana, enseignante. Auteur: Hajar / Voix d’Exils.

Paroles de prof. : « Grâce à la pédagogie coopérative, les élèves participent démocratiquement aux prises de décision »

Le Centre de formation de l’Établissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM) n’hésite pas à sortir des chemins battus. Pour permettre aux élèves de participer activement à leur propre formation, l’enseignant Ricardo Da Silva et l’éducatrice Simona Lungu ont mis en place un conseil de classe au fonctionnement démocratique. Dans cet espace de libre parole, les élèves sont à égalité avec leurs enseignants pour exprimer leurs besoins, faire des propositions, apprendre à négocier et voter si nécessaire.

Voix d’Exils est retourné sur les bancs d’école pour rencontrer les différents protagonistes.

Voix d’Exils : Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est un conseil de classe ?

Ricardo Da Silva : C’est un lieu d’échanges qui réunit sur un plan égalitaire, les élèves, les enseignants et les éducateurs. Une fois par semaine, dans une salle de cours, nous déplaçons les tables et créons un cercle de parole. Le fonctionnement du conseil de classe est cadré par quelques règles de base : le respect mutuel, les tours de parole, l’écoute sans interruption. Assis en cercle, nous décidons au début de chaque conseil qui prendra le rôle de président et qui prendra celui de secrétaire et rédigera le procès verbal. Ces deux personnes ont des pouvoirs spéciaux comme celui de distribuer équitablement la parole, de gérer le déroulement et de prendre note des décisions dans le cahier de classe. Lors des 45 minutes que dure le conseil, nous suivons une forme de rituel avec quelques étapes fixes : ouverture du conseil, météo individuelle et collective (chacun exprime comment il se sent, son état d’esprit), consultation de la boîte aux lettres et prise de connaissance des billets qui s’y trouvent, discussion, votes et clôture du conseil.

Pourquoi avoir pris cette initiative ?

C’est parti d’un problème de cohérence de cadre entre les différents intervenants dans ma classe. Les élèves, de niveau avancé, ont beaucoup de cours et de modules à suivre en plus des cours de français. Quand j’ai commencé la session, en août 2019, j’étais professeur principal et à partir de début octobre, j’ai partagé la classe avec ma collègue Ana Baeriswyl. En plus, pour des questions de formation continue, j’ai dû m’absenter et mes divers remplaçants ont fait état de difficultés à « tenir la classe ». La multiplication des intervenants posait problème aux élèves qui avaient du mal à s’adapter. C’est à ce moment précis que ma responsable, Laurie Durussel, m’a demandé de trouver une solution en nous laissant libres de choisir les moyens adéquats pour y parvenir. Voilà comment le conseil de classe a vu le jour en octobre 2019.

Ricardo exhibe fièrement un document coécrit par tous les membres du conseil de classe. Auteur: Hajar / Voix d’Exils.

 Quelle est votre source d’inspiration ?

Principalement les pédagogues français Célestin Freinet et Fernand Oury. Le premier a commencé à développer de nouvelles formes de pédagogies au sortir de la première guerre mondiale. Son approche dite de pédagogies coopératives considère la classe comme une microsociété. Dans une démocratie, une classe doit pouvoir fonctionner aussi de manière démocratique. Freinet, comme d’autres pédagogues de son époque, se pose de manière originale les questions de l’autorité, la critique des rapports de pouvoir dans la classe, l’auto-formation et l’apprentissage en autonomie, la collaboration, l’approche pratique en ateliers d’expérimentation, l’importation participative de sciences et de techniques, les classes découvertes, le jeu et la créativité, le développement de l’esprit critique et l’éducation à la citoyenneté démocratique. Dans le cadre de notre travail – tant éducatif que pédagogique – cet horizon nous semblait en adéquation avec les buts que nous poursuivons : l’intégration par le dialogue interculturel, la tolérance, l’explicitation des attentes, des besoins et des valeurs de chacun.ne et la négociation d’un être-ensemble pour la mise en activité du groupe autour d’un projet fédérateur.

Dans une classe « standard », c’est le professeur qui prend les décisions. Le pouvoir donné au conseil de classe ne change-t-il pas la donne ?

Oui, effectivement, mais cela va dans le sens d’une responsabilisation des élèves. Je vous donne un exemple : un jour, nous avons fait passer un test surprise aux élèves. Peu après, il y a eu un conseil de classe et les élèves ont manifesté leur mécontentement. Les discussions ont donné lieu à une règle qui a été votée et selon laquelle les professeurs devaient avertir les élèves avant de leur faire passer un test. Le délai d’annonce avant le passage d’un test a été décidé après une négociation parce qu’il y avait plusieurs propositions de délai. Finalement, nous nous sommes mis d’accord sur deux jours. Après ce conseil de classe, il n’y a plus eu de tests non annoncés et plus de tensions à ce sujet.

Quel a été l’objet de votre première discussion lors du premier conseil de classe ?

Nous avons établi la liste des règles à respecter pour le bon fonctionnement de la classe. Le premier sujet traité a été celui du téléphone portable parce que beaucoup d’élèves oubliaient d’éteindre leur téléphone ou d’enlever le son. Normalement, les règles de l’EVAM interdisent l’usage du téléphone en classe. Lors de notre première séance, les élèves ont expliqué que le téléphone leur servait aussi pour chercher la traduction des mots qu’ils ne comprennent pas. De plus, certains élèves, qui ont des enfants en bas âge, peuvent recevoir un appel de la garderie quand il y a un problème. D’où le besoin exprimé de pouvoir garder son mobile pour répondre à un coup de fil important ou urgent. Donc, il a été décidé à l’unanimité que tous les élèves peuvent garder leur téléphone en classe, mais ils doivent demander à leur prof avant de pouvoir l’utiliser. Nous avons aussi convenu de quelques règles de base comme le respect du droit à l’image, les échanges d’informations digitales dans le groupe classe et avons aussi pu évoquer des règles de déontologie numérique pour le groupe.

Après discussion, élèves et enseignant.e.s votent dans une ambiance détendue. Auteur: Hajar / Voix d’Exils.

Comment fonctionne le vote ?

Les élèves ont à leur disposition des billets sur lesquels ils peuvent écrire des propositions, des critiques ou des remerciements, puis ensuite les glisser dans une boîte à lettres prévue à cet effet. Au début de chaque séance du conseil, on regarde ce qu’il y a dans la boîte, puis on parle des points écrits sur les billets. Par exemple, plusieurs participants avaient évoqué le problème du bruit dans la classe qui les empêchait de se concentrer. Après discussion, il est ressorti que ce problème ne s’appliquait que dans certains cas et nous avons pu discuter de ce qui nous importait, dégager un consensus là où il pouvait y en avoir un et formuler différentes propositions pour régler ou du moins réduire le problème. Les propositions ont été soumises au vote en trois catégories : pour, contre et abstention. Certaines propositions ont été refusées, mais celles qui ont été acceptées à la majorité ont été inscrites dans le règlement de classe.

Quel rôle joue le conseil de classe dans l’apprentissage du français ?

Pour qu’un conseil de classe fonctionne bien, il faut idéalement que les élèves aient un niveau de langue B1 pour pouvoir argumenter et défendre leur point de vue. Comme nous avons pu le constater, un conseil de classe peut avoir un effet stimulant sur une classe de niveau A2 déjà, et cela malgré les difficultés linguistiques. De plus, le conseil de classe peut aussi servir à identifier les besoins des participants, à définir ensemble les objectifs d’apprentissage, à discuter et réguler le déploiement de la prestation au fur et à mesure de la session et éventuellement à négocier une adaptation.

Qu’apporte l’expérience du conseil de classe aux enseignants ?

Nous obtenons davantage d’adhésion de la part des élèves en les associant aux décisions prises lors des conseils de classe. Dans ce cadre, les petits problèmes du quotidien tels que: bruits, téléphones, savoir-être en groupe, besoins pédagogiques particuliers, surcharge de cours, difficultés des apprenants à s’adapter à différents styles pédagogiques, peuvent être discutés en commun afin d’éviter l’accumulation de frustrations qui pourrait conduire à de plus grands problèmes. Ce partage permet aussi de désamorcer les éventuels conflits entre élèves et de neutraliser les triangulations. De plus, du point de vue de l’efficacité professionnelle, c’est gratifiant de pouvoir observer un tel investissement des élèves et de constater l’accélération des apprentissages.

L’un des objectifs de l’EVAM c’est l’autonomie des bénéficiaires. Votre expérience de pédagogie coopérative va dans ce sens, me semble-t-il…

Oui, bien sûr ! D’ailleurs plusieurs collègues qui avaient entendu parler de notre conseil de classe ont décidé de l’introduire dans leurs propres groupes. D’autres conseils de classe auraient dû démarrer en mars 2020, mais le début du confinement dû au COVID-19 nous a obligés à temporiser cet élan. Forts de notre expérience, nous sommes à disposition pour partager nos outils et conseiller tous les collègues qui souhaiteraient se lancer dans l’expérience.

Paroles d’élève : « Je peux voter librement pour la première fois de ma vie ! »

Lors des conseils de classe, on écoute les autres intervenant.e.s sans les interrompre et en respectant leur point de vue.

Les élèves ont accepté de partager leur expérience de pédagogie participative et d’expliquer en quoi elle leur permet d’avancer.

Voix d’Exils : en quoi le conseil de classe est-il important pour vous ?

« Je viens d’un pays dans lequel je n’ai jamais pu voter une loi. Ce conseil n’est pas très grand, mais il me donne l’occasion de m’exprimer, de pouvoir faire des choix et de voter librement pour la première fois de ma vie. »

« Le conseil de classe nous apprend le savoir vivre ensemble, par exemple à écouter son interlocuteur sans l’interrompre et à construire un dialogue avec lui.»

« Grâce à cette expérience, on apprend beaucoup sur la culture suisse, la santé, la citoyenneté et aussi à pratiquer la lecture et l’écriture. »

« Ça donne beaucoup d’expérience, de la confiance en soi, on apprend à se présenter. »

« Grâce au conseil de classe, on a la possibilité de parler des problèmes qu’on rencontre dans les différentes classes. (Certains élèves ont des cours de mathématiques, de correspondance, de santé, d’autonomie numérique, des ateliers emploi, des ateliers à choix entre phonétique, jeux de rôles et écriture créative le mercredi après-midi, ndlr). »

« Ce conseil de classe est une plus-value ! »

Est-il facile ou difficile de prendre une décision tous ensemble ?

« Franchement, ce n’est pas facile parce qu’on doit beaucoup réfléchir et on n’est pas toujours d’accord sur la décision à prendre concernant un même sujet. »

Propos recueillis par:

Mamadi Diallo

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

 

 




Droit international et valeurs démocratiques ou pétrole?

Le chef de la commission d’une circonscription en Azerbaïjan explique à des électeurs âgés comment voter. Auteur: Carpeblogger /flicker.com.

La démocratie à intensité variable : le match Suisse Azerbaïdjan

En Azerbaïdjan, il n’y a pas de vrai processus électoral comme celui que j’ai pu observer dernièrement en Suisse. Tout est mensonge, tout est spectacle!

Le 19 octobre dernier, des élections ont eu lieu en Suisse. J’ai regardé de nombreuses interviews à la télévision ; j’ai lu beaucoup d’articles et d’informations dans les journaux et les médias en ligne. J’ai été témoin d’une véritable compétition électorale, d’une concurrence loyale, d’une campagne électorale progressiste.

Oui, j’ai assisté à un processus électoral normal. Mais…

Dans mon pays, ce processus électoral n’existe pas depuis des années et il n’y a vraiment pas d’élections comme en Suisse. Le gouvernement actuel de l’Azerbaïdjan a transformé le pays en un grand théâtre et les élections en grande représentation. Tout est mensonge, tout est spectacle. Les citoyens n’ont pas le choix. Bien entendu, la Constitution contient des dispositions sur le droit des citoyens de choisir leurs représentants et d’être élus. Mais le gouvernement ne respecte pas ses propres lois. De facto, les citoyens ont été privés de ces droits.

Depuis des années, le gouvernement manipule le vote et falsifie les élections. La violence policière est utilisée contre les personnes qui revendiquent leurs droits. Des centaines de personnes ont été arrêtées ou enlevées. Des milliers de personnes ont été victimes de violence et de vandalisme. Les prisons sont également des machines de torture, des dizaines de personnes y sont mortes. Les arrestations illégales et la torture sont les caractéristiques de tous les régimes autoritaires et des dictatures.

Tout cela se passe sous les yeux des grandes nations du monde qui parlent de valeurs démocratiques. Les pays démocratiques du monde ne font que regarder. Oui, ils regardent seulement, il n’y a pas de réaction appropriée. Après tout, les droits de l’homme sont violés de manière flagrante. Après tout, les institutions actuelles ne respectent pas les obligations internationales ni les normes du droit international et les droits de l’homme sont violés de manière flagrante. Face à cela, le monde démocratique reste silencieux.

La question qui se pose, c’est : pourquoi ce silence ?

L’Azerbaïdjan est un pays riche en champs de pétrole et de gaz. C’est l’un des principaux exportateurs d’énergie en Europe et dans le monde.

Peut-être que c’est la raison?

Non, c’est peut-être la réponse?

Samir Murad

Membre de la rédaction valaisanne de Voix d’Exils

 

 

 




Le délit de solidarité

Clémence Demay. Photo: Eddietaz / Voix d’Exils.

C’est le sujet de Voix d’Exils pour le Grand Direct de Radio Django du 18 juin

Commettre « un délit de solidarité » c’est courir le risque d’être jugé et condamné pour avoir aidé des personnes migrantes en situation irrégulière en Suisse. Il s’agira d’explorer la tension entre le respect de la loi d’une part et l’entraide solidaire de l’autre. Pour éclairer ce sujet, Mamadi de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils a reçu Clémence Demay, Assistante et doctorante au Centre de droit public de l’Université de Lausanne sur le plateau de Radio Django à l’occasion du Grand Direct du 18 juin.

Un sujet à écouter ici

La rédaction vaudoise de Voix d’Exils

 

le délit de solidarité / Radio Django 18.06.2019. Photo: Eddietaz / Voix d’Exils.




« Pour ouvrir son commerce, il faut vite apprendre le français »

Photo : Ferit Karçan (au centre) et son équipe. Auteur : Voix d’Exils

Neuchâtel – Rencontre avec Ferit Kaçan, entrepreneur d’origine kurde à Peseux

Voix d’Exils : Pouvez-vous vous présenter et depuis quand êtes-vous en Suisse ?

Je m’appelle Ferit Kaçan, je suis kurde de Turquie, je suis marié, j’ai deux enfants, j’habite à Peseux (NE). En 1994, on est allés en Irak à cause des problèmes politiques entre la Turquie et les kurdes. De 1994 jusqu’à 2003, je suis resté en Irak et après je suis parti parce qu’il y avait la guerre, je suis arrivé illégalement en Europe puis en Suisse en 2004.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris en arrivant en Suisse ?

C’est la démocratie et l’égalité entre les gens, je n’avais jamais vu ça avant. Chez nous, en Turquie, on n’avait pas le droit de parler notre langue maternelle (Kurde). Ici,, il y a beaucoup de gens différents, d’étrangers et il n’y a aucun problème.

Comment vous est venue l’idée d’ouvrir une pizzeria-kebab ?

Quand je suis arrivé en Suisse, j’ai demandé l’asile. Après trois mois, j’ai trouvé un travail dans un magasin à Neuchâtel, j’y ai travaillé pendant une année. Après, j’ai aussi travaillé dans une fabrique. En 2006, j’ai commencé un nouveau job à la Chaux-de-Fonds dans un « Döner Kebab ». En 2009, avec un ami, j’ai ouvert mon « Döner Kebab ». Une année, j’ai continué seul et aujourd’hui, je travaille, j’arrive à payer mon crédit. En 2013, juste à côté, j’ai ouvert un magasin d’alimentation, je n’ai pas eu besoin de l’aide sociale depuis mon arrivée en Suisse.

Il y a combien de personnes qui travaillent pour vous ?

Trois personnes travaillent pour moi dans le « Döner Kebab » et une autre dans le magasin.

Quelles sont les difficultés que vous avez rencontré?

Aucune difficulté.

Quel est votre conseil pour les nouvelles personnes migrantes qui arrivent en Suisse?

Quand je suis arrivé en Suisse, je ne parlais pas bien français et c’était difficile. Je conseille à tout le monde qui veut ouvrir un commerce de ne pas perdre de temps et d’apprendre le français par tous les moyens. C’est important d’apprendre le français, trouver un travail, il faut bouger !

Que pensez-vous de la Suisse?

Ça me plaît beaucoup d’être en Suisse. C’est un pays démocratique, c’est une garantie pour ma vie. Tout le monde s’entend très bien. Quand on voit la Turquie c’est bien différent. Il y a 80 millions de personnes, une langue, un drapeau et ils ne s’entendent pas. Je vois la Suisse où il y a 26 cantons et quatre langues nationales, il y a beaucoup d’étrangers et tout le monde s’entend, c’est un pays magnifique.

Qu’est-ce que vous avez laissé dans votre pays qui vous manque?

J’ai laissé tout le reste de ma famille, mes amis et bien sûr ça me manque.

 

Muslim Sabah Muhammad Faraj

Membre de la rédaction neuchâteloise de Voix d’Exils

 




Archives « perdues » : affaire classée ?

CC0 Domain public.

Retournement dans l’affaire de « la P-26 » : l’armée secrète suisse

Le Projet 26 (P-26) est une armée secrète suisse. Créée en 1979, sans l’aval du parlement et financée par des fonds publics, elle est dissoute en 1990 à grand fracas. La P-26 avait officiellement pour mission d’organiser une résistance en cas d’invasion soviétique lors de la guerre froide. Dans le journal le Courrier du 30 janvier dernier, un article est paru dont le titre est : « Documents définitivement perdus ». Ces documents concernaient l’organisation P-26.

Durant toutes ses années de fonctionnement – de 1979 à 1990 – l’organisation secrète est restée ultra cachée. Elle compte 400 recrues sélectionnées parmi des personnes d’âge mûr et inconnues du public, dont la carrière et l’attitude inspirent la plus grande confiance. Chaque identité est rigoureusement vérifiée par les polices fédérale et cantonale afin d’être certain qu’aucune d’entre elle ne cause de dommages.

Ces hommes et ces femmes reçoivent des formations les initiant à la clandestinité, au sabotage, à la transmission secrète de documents et aux actions de propagande coup de poing. Ils disposent de lingots d’or pour corrompre l’ennemi, utilisent des cagoules lors des exercices pour ne pas se reconnaître entre eux et s’appellent par des noms de code. Des containers d’armes spécialement conçues pour le sabotage sont stockés dans différents endroits du pays. Rien n’est distribué aux recrues et aucune d’entre elles ne dispose d’arme à domicile. Personne ne doit soupçonner leur double vie, pas même les personnes de leur entourage.

La P-26 est organisée sur le modèle des cellules « stay-behind ». Ces dernières suivent les règles très strictes de la clandestinité et sont généralement dispersées sur tout le territoire d’un pays sous forme de petits groupes d’intervention. La P-26 avait donc implanté ses petites organisations dans quarante régions dans toute la Suisse.

Martin Matter, journaliste et écrivain, complète cette explication en mentionnant qu’il y avait une « Région A » active et une autre, dormante, appelée « Région B ». En cas de guerre, si la région A était détruite, la région B pouvait entrer en fonction immédiatement. (RTS, Temps présent 21.12.2017).

Une cascade de scandales

En février 1990, la presse révèle l’existence de la P-26 : une armée secrète dont seuls quelques conseillers nationaux et membres de l’administration fédérale ont connaissance. L’organisation est alors présentée comme illégale et criminelle. Elle révèle également l’identité de son chef : Efrem Cattelan – nom de code « Rico » – lors d’une conférence de presse couverte par tous les médias du pays. Efrem Cattelan parle pour la première fois devant la nation en tant que chef de la P-26. L’homme assume son engagement et ses conséquences. Il affirme : « Je me suis engagé avec conviction, sachant que cela implique une double vie. Cela n’a pas été facile à supporter. J’ai dû dissimuler mon activité professionnelle à mes parents et à mes proches. C’était pénible. ». (RTS, Temps présent 21.12.2017).

Mais un document interne de la P-26 jette le trouble. Il explique les motifs qui permettent à l’organisation d’entrer en action, et parmi ces motifs « un bouleversement politique intérieur par chantage, subversion et/ou autres activités comparables ». Durant une entrevue avec Efrem Cattelan, un journaliste lui demande : « l’une de vos fonctions, a-t-on dit, était de mettre hors d’état de nuire des ennemis venant de l’intérieur du pays. À qui pensiez-vous ? ». Efrem Cattelan rétorque que les membres de la P-26 n’étaient pas entraînés à se battre contre une menace intérieure, mais contre une potentielle occupation partielle ou complète extérieure à la Suisse. (RTS, Temps présent 21.12.2017).

En mars 1990, le parlement décide de nommer une commission d’enquête pour faire éclater la vérité sur la P-26. Le tout nouveau chef du département fédéral de la défense – M. Kaspar Villiger – se retrouve sous le feu des critiques. Car à part le nom du chef de la P-26, aucun autre nom du commando n’a pour le moment été divulgué. Les pressions s’intensifient afin que les identités soient publiées.

En décembre 1990, le rapport de la commission d’enquête est publié. Il provoque alors un débat de deux jours au parlement.

« Des citoyens encore plus citoyens que les citoyens » ?

Durant cette période de débat, Jacques-Simon Eggly, parlementaire fédéral à cette époque, témoigne au micro de Temps Présent : « Il y avait Villiger qui était au banc du gouvernement et je lui ai dit : Monsieur le conseiller fédéral, on parle de scandale parce que peut-être que cette P-26 aurait dû reposer sur une base légale un peu plus claire. Parce que peut-être, vous-même en tant que ministre de la défense, vous auriez dû être davantage au courant. Parce que peut-être, tout cela a été fait de manière un peu trop légère au regard des garanties juridiques. Parce que peut-être au point où nous en étions vers la fin de la guerre froide, la légitimité même, la justification pouvait être je dirais discutée. Mais enfin ! Ceux qui sont maintenant montrés du doigt, que vous laissez être montrés du doigt, ce sont des gens qui se sont engagés parce qu’ils étaient prêts à défendre notre patrie, notre territoire, notre démocratie, nos valeurs jusqu’au sacrifice de leur vie. Donc, plus encore que d’autres, c’était des citoyens encore plus citoyens que les citoyens. » (RTS, Temps présent 21.12.2017).

La commission d’enquête reconnaît volontiers dans son rapport les motivations honorables des membres de la P-26. Mais elle pose un sévère jugement d’ensemble : « Une organisation secrète, équipée d’armes et d’explosifs représente en soi, indépendamment de ses membres (…), une menace virtuelle pour l’ordre constitutionnel, du moment que les autorités politiques n’en ont pas le contrôle effectif. ».

Une organisation proche de l’extrême-droite ?

Alors que le scandale fait rage, on découvre en Italie, l’existence d’une organisation semblable : Gladio (Glaive en français). Elle est suspectée d’accueillir des membres liés à l’extrême droite et d’avoir joué un rôle majeur dans l’attentat terroriste de la gare de Bologne du 2 août 1980. L’explosion de la bombe fait 85 morts et plus de 200 blessés. La P-26 est suspectée de nourrir des liaisons avec Gladio ainsi qu’avec d’autres organismes européens de ce genre. Ces liaisons auraient de graves conséquences sur le principe de neutralité de la Suisse.

En conséquence, Kaspar Villiger, chef du département militaire, confie l’enquête au juge d’instruction neuchâtelois Pierre Cornu afin de vérifier ces allégations. Après sept mois de recherches approfondies, M. Cornu confirme dans son rapport que la P-26 n’entretient aucun lien avec de telles organisations. Il souligne cependant qu’elle entretient des relations avec la Grande-Bretage dans le cadre de cours et d’exercices militaires. La neutralité suisse n’a pas été affectée par ces contacts avec les britanniques. Le juge Cornu est formel sur ce point.

Aujourd’hui, le rapport du juge d’instruction neuchâtelois est encore classé secret défense bien qu’une version censurée du rapport Cornu soit publique. Malheureusement, le grand public apprenait en janvier 2019 que les annexes du rapport ont été définitivement égarées. Est-ce que les sept classeurs et vingt dossiers ont été « perdus » au moment de la transmission d’un chef du Département fédéral de la défense à l’autre, de la remise aux archives ou d’une autre manière encore ? La réponse n’existe pas. Ainsi, seule la levée de la période de classification secret défense du rapport original, qui interviendra en 2041, permettra de répondre aux questions qui subsistent, ou peut-être même d’en créer de nouvelles.

Mamadi Diallo

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils