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L’exil d’un soldat déserteur syrien

Illustration: L. B. / voix d’Exils

Il a choisi de fuir son pays pour ne pas assassiner son peuple

Issam* est réfugié syrien né en 1992 qui a trouvé l’asile en Suisse. Il a raconté à Doaa Sheikh Al Balad, membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils, l’histoire de sa désertion du service militaire en 2011 et les horreurs qu’il a rencontrées sur le chemin de la migration.

Issam a commencé son service militaire obligatoire en 2011, soit deux mois avant le début de la guerre en Syrie. Il a été témoin de plusieurs massacres à Deraa, mais il n’y a pas participé car il ne voulait pas ôter la vie de quelqu’un et se retrouver par la suite impliqué dans des actes criminels. C’est la raison pour laquelle il a décidé de fuir son pays la Syrie. Il a donc demandé un congé de son service militaire et s’est rendu chez lui à Qamichli, sa ville natale, où il a passé deux jours. Au cours de ces deux jours, son père a contacté un passeur pour aider son fils à sortir du pays. Le lendemain, au soir, Issam a voyagé avec deux autres jeunes hommes – déserteurs comme lui – accompagnés du passeur dans un petit village frontalier. Cependant, comme il s’agissait d’un village kurde, il leur a été demandé de se porter volontaires dans les forces armées kurdes. Mais Issam a refusé et s’est enfui immédiatement avec ses camarades.

Fuite de Syrie

Issam et ses compagnons ont quitté le village frontalier avec le passeur et se sont dirigés vers le Tigre au milieu de la nuit où ils sont montés à bord d’un petit bateau que le passeur avait affrété.

Malheureusement, alors qu’ils avançaient le long de la rivière, ils ont été poursuivis par un groupe armé kurde d’Irak. Ils ont été la cible de plusieurs tirs de balles et de grenades aveuglantes. Pendant cette fusillade, l’un des soldats en fuite a été touché à la tête. Lorsqu’ils ont finalement atteint l’extrémité opposée du fleuve dans la région du Kurdistan irakien, le passeur s’est enfui, après minuit, laissant Issam et son ami seuls avec le soldat blessé.

Issam et son compagnon ont alors transporté leur camarade blessé et ont marché pendant plusieurs heures dans les montagnes sans savoir s’ils se dirigeaient dans la bonne direction ou non. Après plusieurs heures de marche, ils ont commencé à crier pour que quelqu’un entende leur voix et leur vienne en aide. Puis ils ont vu, de loin, une lumière qui avançait vers eux: c’était un membre des forces peshmergas qui leur faisait signe. Une voiture de ces forces s’est alors précipitée pour transporter le blessé. Tous sont montés dans la voiture en direction d’un hôpital, mais le jeune homme est malheureusement décédé peu avant leur arrivée.

Issam et son compagnon ont passé toute la nuit à l’hôpital. Le lendemain matin, des officiers ont ouvert une enquête pour connaître les circonstances et le déroulement de la fusillade de la veille. L’enquête s’est poursuivie pendant trois jours. Après cela, ils ont été libérés à la condition de ne pas quitter la ville tant que l’affaire n’était pas terminée.

Ils ont passé les trois premiers jours de deuil avec les proches du défunt, après quoi Issam et son ami sont allés chercher un abri. Issam a trouvé une opportunité de travailler dans une usine de plastique dans laquelle il dormait également. Il y a travaillé durant deux mois. Durant cette période, la police l’a également emmené sur les lieux de la fusillade afin de connaître les détails de ce qui s’était passé sur les bords du Tigre. Après cela, il a déménagé dans la ville de Dohuk pour obtenir un permis de séjour qui lui permettrait de rester et de se déplacer entre les zones kurdes irakiennes. Issam a ensuite déménagé après deux mois dans la ville d’Erbil où il a travaillé comme serveur pendant un an.

Par la suite, Issam a pu travailler dans une entreprise d’équipements électriques de 2014 à 2017. Au cours de ces années, il a contribué à l’envoi de matériel et de denrées alimentaires dans les zones kurdes syriennes assiégées par Daech via le point de passage de Faysh Khabur. Il a ensuite travaillé dans un restaurant jusqu’en 2019 et, pendant cette période, il a tenté par divers moyens d’obtenir un passeport syrien afin de pouvoir se déplacer entre les villes irakiennes, mais en vain car les lois syriennes ne lui permettaient pas d’obtenir un passeport pour voyager en raison de sa désertion du service militaire.

L’asile en Europe

L’exil d’Issam vers l’Europe a commencé en 2020, lorsqu’il a décidé de mettre fin à son travail à Erbil. Son père a alors contacté un autre passeur qui a demandé à Issam de se rendre dans la ville de Zakho afin qu’ils se dirigent ensemble vers la Turquie. Ce voyage clandestin a duré cinq heures. Ils ont ensuite pris une voiture en direction d’Istanbul mais, en route, Issam s’est fait volé son argent par les autres membres du réseau du passeur.

A Istanbul, Issam a contacté un autre passeur et il a pu séjourner chez ce dernier pendant plusieurs jours. Durant cette période, il a fait plusieurs tentatives pour se rendre en Grèce.

Le passeur a finalement conduit Issam et un autre groupe de personnes exilées jusqu’à la frontière gréco-turque. Lorsqu’ils y sont arrivés, ils ont été contraints de parcourir une trentaine de kilomètres à pieds, car le déploiement de la police grecque sur toute la frontière rendait l’utilisation des voitures difficile. Malgré cela, ils ont réussi à atteindre leur objectif et ont pu tous se rendre à Athènes.

Malheureusement, une patrouille de la police grecque les a arrêtés dès leur arrivée à Athènes. L’ensemble du groupe a alors été reconduit vers la partie turque de la frontière gréco-turque. Tous ont été alors emprisonnés pendant une semaine. Mais Issam n’a pas perdu espoir et n’a pas abandonné l’idée de se rendre à nouveau en Grèce. Il a alors fait plusieurs autres tentatives pour rejoindre la Grèce, mais toutes ont échoué.

Toutefois, lors d’une ultime tentative, Issam a rencontré à son arrivée à la frontière gréco-turque un groupe de jeunes hommes qui, comme lui, voulaient se rendre en Grèce. Ensemble, ils ont marché pendant 11 jours vers Thessalonique, jusqu’à ce qu’ils atteignent une ferme près de la ville depuis laquelle ils ont pris un bus en direction d’Athènes.

Arrivés dans le quartier d’Omónia, le groupe a contacté des Syriens et a loué un appartement par l’intermédiaire du passeur où ils sont restés plusieurs jours jusqu’à ce qu’on leur fournisse de faux passeports. L’affaire a été couronnée de succès et ils ont pu obtenir les papiers tant attendus. Issam s’est alors envolé directement de la Grèce vers la Suisse, où sa demande d’asile politique a été acceptée un mois après son arrivée dans le pays.

Issam: nom d’emprunt

Doaa Sheikh Al Balad

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils




The rise and fall of a city in the endless Game of Thrones

la ville de Qamishili. Source: page Facebook de Qamishili.

la ville de Qamishili. Source: page Facebook de Qamishili.

An important part of my job as a legal translator in my city Qamishli, situated in north-eastern Syria on the border with Turkey, was working with asylum-seekers and refugees, especially Iraqis who had fled their country following the American invasion in 2003 and wanted to find refuge in the asylum countries. 

I was preparing their dossiers: translating the documents, fixing appointments with the embassies, filling the formulas etc. Hundreds of families came to my office, each had an extremely painful story of deportation, persecution and displacement. It was very distressing to hear the narratives of these unfortunate people, who once had lived a fairly stable and comfortable life, then all of a sudden their world turned upside down and having lost everything they found themselves homeless refugees in other countries.

Being myself a descendant of a refugee family, their stories were not totally strange to me. My grandfather was the only survivor of an extended family massacred during the Armenian genocide perpetrated by the Ottoman government against the Armenians and the other Christians of Turkey during and after the World War I. In 1920, like many of his compatriots, my grandfather could only survive by miracle, traversing on foot the enormous territory separating his ancestral village situated in the province of Diyarbakır in southeaster Turkey and the Syrian border town of Ras al Ayn. Therefore, tales of displacement and mass killing had always haunted my memory since I was a child.

Nevertheless, putting myself then in the shoes of the Iraqi refugees, I could not help thinking of what might happen to me and my family had we experienced the same devastating war in Syria? The mere thought of it was terrifying and nightmarish.

But, what I then thought as something incredible soon became a reality in 2011. The civil war started in Syria and the Pandora box, with all the evils of the world, was opened widely. This time, the troubled faces of my countrymen started streaming into my office, carrying alongside their precious documents, gruesome stories of kidnappings, lootings and killings as the entire security system in the country collapsed, the vital services completely crumpled and considerable territories surrounding the city fell into the hands of Daesh ISIS.

Ironically, the grandchildren of the refugees who one hundred years ago had founded this beautiful frontier city as a safe haven from persecution, were now frantically fleeing from the impending apocalyptic devastation and killing, by seeking refuge in Sweden, Germany and other European countries.

The lights of the lively, multi-ethnic, prosperous city of Qamishli suddenly dimmed, the buzzing activities died down and the streets became deserted and lifeless.

Another sad story of the rise and fall of a city in the endless game of the thrones.

DONO Hayrenik

Membre de la redaction vaudoise de Voix d’Exils

Infos:

Version française de l’article parue le 21.09.2016 sur voixdexils.ch




Réflexion sur l’ascension et la chute d’une ville

La guerre dans les villes Syriennes. Photos: Voix d'Exils

La guerre dans les villes Syriennes. Photos: Voix d’Exils.

Quand la vie bascule du jour au lendemain 

Une partie importante de mon travail en tant que traducteur juridique dans ma ville Qamishli, située dans le nord-est de la Syrie, à la frontière avec la Turquie, était de travailler avec les demandeurs d’asile et les migrants ; particulièrement les Irakiens qui avaient fui leur pays après l’invasion américaine en 2003. A cette époque, je ne pouvais en aucun cas imaginé que je me retrouverais dans leur situation.

Je préparais leurs dossiers, traduisais des documents, prenais rendez-vous avec les ambassades et remplissais les formulaires etc. Des centaines de familles sont passées par mon bureau. Chacune avait une histoire extrêmement douloureuse de persécutions subies ou de déplacements forcés. Il était très pénible d’entendre les récits de ces malheureux qui, jadis, menaient des vies assez confortables avant qu’elles ne soient subitement chamboulées par la guerre qui les a contraints à fuir pour se retrouver au final sans abri dans des pays étrangers.

Étant moi-même un descendant d’une famille de réfugiés, leurs histoires n’étaient pas totalement inconnues pour moi. Mon grand-père était le seul survivant d’une famille élargie massacrée pendant le génocide arménien, mené par le gouvernement ottoman contre les Arméniens et les autres chrétiens de la Turquie, pendant et après la Première Guerre mondiale. En 1920, à l’instar de nombreux compatriotes, il survécu miraculeusement en traversant à pied l’immense territoire qui sépare son village natal dans la province de Diyarbakır, au sud-est de la Turquie, et la ville frontalière syrienne de Ras al Ayn. C’est ainsi que les récits de déplacements et de massacres avaient déjà largement abreuvé ma mémoire depuis mon plus jeune âge.

La guerre dans les villes Syriennes. Photos: Voix d'Exils

La guerre dans les villes Syriennes. Photos: Voix d’Exils

Néanmoins, en me mettant à la place de ces réfugiés irakiens, je ne pouvais pas m’empêcher de penser ce qui aurait pu m’arriver à moi et à ma famille si nous avions vécu la guerre dévastatrice en Syrie. Le seul fait de songer à cette idée était terrifiant, cauchemardesque.

Alors que je considérais ce fait à l’époque comme quelque chose d’impensable est brutalement devenu une réalité en 2011. La guerre civile a éclaté en Syrie et la boîte de Pandore, avec tous les maux du monde, a été grande ouvert. Cette fois-ci, ce sont les visages troublés de mes compatriotes qui ont commencé à affluer dans mon bureau, portant aux côtés de leurs précieux documents des histoires horribles d’enlèvements, de pillages et de meurtres. La sécurité intérieure et les services vitaux du pays étaient déjà complètement disloqués et de larges territoires qui entouraient ma ville étaient tombés entre les mains de l’Etat Islamique.

Ironiquement, les petits-enfants des réfugiés qui avaient, il y a cent ans, fondé cette ville frontière comme un refuge pour parer à la persécution se retrouvent aujourd’hui à fuir frénétiquement la dévastation apocalyptique imminente et la mort en cherchant à leur tour un refuge en Suède, en Allemagne et dans d’autres pays européens.

Les lumières de la ville animée, multiethnique et prospère de Qamishli se sont soudainement éteintes; les activités bourdonnantes se sont tues et les rues se sont vidées pour longtemps.

Une triste histoire de l’ascension et de la chute d’une ville dans un guerre sans fin.

Hayrenik DONO

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils




Il échappe à Daesh mais pas au SEM

Said. Photo: rédaction vaudoise de Voix d'Exils.

Said. Photo: rédaction valaisanne de Voix d’Exils.

Témoignage saisissant de Saïd ⃰, un jeune Erythréen qui raconte son périple jusqu’en Suisse. Emprisonné dans son pays pour avoir déserté l’armée, il s’enfuit et gagne la Libye. Traité comme du bétail par les passeurs qui lui promettent la traversée de la Méditerranée, il croise le chemin des troupes de Daech. Il leur échappera de justesse et continuera sa route jusqu’en Suisse où il espère enfin trouver la paix. Ses espoirs seront vite déçus : le SEM (Secrétariat d’Etat aux migrations) prononce à son encontre une décision de non entrée en matière.

Voix d’Exils (VE): Voulez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Saïd : Je suis né en septembre 1993 à Asmara, en Érythrée, où vivent encore deux de mes frères ; le troisième est au Soudan. J’ai une sœur, également requérante d’asile,  qui vit à Saint-Gall ; Ma mère est en Israël et mon père est militaire en Erythrée.

VE: Quand est-ce que vous avez quitté votre pays? Et pourquoi l’avez-vous fait?

Saïd : En Erythrée, le service militaire est obligatoire. En 2011, j’ai été appelé. Comme j’avais eu un accident et reçu une balle dans la main gauche, je pensais que je serais dispensé. Mais ils m’ont retenu et j’ai dû continuer jusqu’à la fin. Après cela, j’ai été affecté à un régiment du renseignement militaire. Une semaine après, j’ai quitté mon poste et je suis rentré chez moi. Les autorités se sont mises à ma recherche. J’ai essayé de m’enfuir en traversant la frontière avec l’Ethiopie, mais j’ai été vite rattrapé et jeté en prison. C’est là-bas que j’ai rencontré ma femme. Dès que je suis sorti de prison, j’ai essayé à nouveau de quitter le pays et cette fois-ci j’ai réussi en passant par la frontière soudanaise.

VE: Comment s’est déroulé votre périple ?

Saïd : Je suis parti seul ; ma femme m’a rejoint plus tard au Soudan. A ce moment-là, elle était déjà enceinte. En compagnie de neuf amis d’enfance, nous avons traversé la frontière libyenne sans aucun problème jusqu’à Ajdabiya, une ville contrôlée par les trafiquants qui vous retiennent en otage jusqu’au paiement des frais de traversée de la mer. Ma femme n’ayant pas assez d’argent pour continuer le voyage, ils ont décidé de nous séparer. Ils m’ont envoyé vers un lieu où étaient regroupés ceux qui s’étaient déjà acquittés de leurs frais. Mes nuits se sont alors peuplées de cauchemars et de toutes sortes de frayeurs. Au mois de mars 2015, à Tripoli, un certain Monsieur Aman nous a conduits chez lui, nous informant qu’il y avait un groupe de personnes prêtes à faire le voyage en mer. Comme je n’avais aucune nouvelle de ma femme, j’ai refusé d’embarquer. Après un mois environ, j’ai pu la joindre. Nous sommes alors partis dans le même bateau pour l’Italie. Après deux jours, nous avons continué notre voyage pour la Suisse.

VE: Avez-vous été retenu par Daesh⃰⃰  ⃰  en Libye?

Saïd: Je n’ai pas été capturé personnellement par les terroristes. Mais le lendemain de mon arrivée à Ajdabiya, les trafiquants, profitant de notre détresse, nous (138 personnes) ont entassés dans de gros containeurs sur des camions remorques. Ils ont d’abord fait entrer les femmes en rangs bien serrés et, enfin, les hommes, en nous obligeant à rester debout. Il n’y avait ni eau ni nourriture ; certains ont perdu connaissance à cause du manque d’air. Nous avons crié pour faire arrêter le camion mais en vain. A environ trois heures du matin, ils ont décidé de nous transborder du camion vers des véhicules plus petits. Au bout d’un certain temps, nous sommes arrivés à une route montant sur une colline au bas de laquelle, nous ne l’avions pas remarqué, la route était bloquée par Daesh. Nous descendions, lorsque soudain, des coups de feu éclatèrent, accompagnés de cris nous intimant l’ordre de nous arrêter. Les véhicules étant lancés à toute vitesse, ils ne pouvaient plus s’arrêter. Nous avons essuyé des tirs ; certains d’entre nous furent blessés. Soudain, notre voiture s’est arrêtée, j’ai sauté dehors avec quatre autres compagnons et nous avons couru aussi vite qu’on pouvait. Tout le monde criait et pleurait ; notre voiture a explosé sous un tir de roquette en une boule de feu gigantesque. Caché derrière de gros rochers sur le sommet de la colline, j’ai essayé de voir ce qui se passait mais je n’entendais que les cris « Allahou Akbar, Allahou Akbar » des terroristes. Tous les véhicules étaient en flammes. Ce souvenir reste encore vivant dans mon esprit et continue à me hanter. J’étais sûr que j’allais mourir là-bas.

VE: Comment avez-vous échappé aux griffes de l’EI ⃰  ⃰  ⃰ ?

Saïd: Nous n’étions que quatre survivants et les terroristes n’ont pas tardé à se mettre à notre recherche à l’aide de lampes torches. Finalement, ils sont retournés à leurs voitures et sont partis en nous laissant sous le choc. Vite ressaisis, nous avons poursuivi notre course dans le sens opposé à celui pris par les terroristes de l’EI. Le lendemain, nous avons rencontré des fermiers ; Lorsque leur patron est venu, il nous a donné à boire et à manger. Nous sommes restés trois jours chez lui et nous avons pu joindre Tripoli en taxi avec son frère.

VE: Qu’arrivait-il à ceux qui se faisaient prendre par Daesh ?

Saïd: Ceux qui ont eu le malheur de se faire prendre m’ont raconté les sévices qu’ils ont subis. Au début, il y avait un grand nombre de prisonniers aux mains de l’Etat islamique. L’un des geôliers a commencé à marquer certains avec des signes sur le bras. Il a pris ceux qu’il n’avait pas marqués et a laissé les autres. Il y avait deux frères parmi ces victimes de l’EI, qui étaient mes amis. Un a été marqué et l’autre non. Ceux qui n’avaient pas été marqués étaient très jeunes et subissaient un endoctrinement intensif de Daesh (changement de nom, apprentissage du coran, entrainement à la décapitation,…). Un jour, ils ont décapité le groupe dans lequel se trouvait le frère qui avait été marqué. L’autre frère ne pouvait pas pleurer ni montrer son chagrin devant ses geôliers. Il a fait comme s’il n’était pas du tout affecté par l’exécution de son propre frère. Bien sûr, la nuit, aucun d’entre eux ne pouvait s’empêcher de laisser sortir sa peine en pleurant. Cependant, le fait d’avoir apparemment accepté leur sort leur a fait gagner la confiance de leurs bourreaux et une certaine liberté de mouvement. Dès que la chance s’est montrée, ils se sont échappés. Malgré les moyens que les terroristes ont déployés pour les capturer, ils ont pu s’éloigner. La décapitation du frère de mon ami et de ses compagnons d’infortune s’est passée le 7 mars 2015.

VE: À l’issue de ce périple de tous les dangers, quels sont vos sentiments?

Saïd: La seule chose que je souhaite dire c’est que ma femme a accouché, il y a de cela cinq mois. Mais notre demande d’asile, à tous les trois, a été rejetée. J’ai fait tout ce chemin, bravant tous les dangers, dans l’espoir qu’en arrivant en Suisse notre enfant puisse avoir une vie moins tumultueuse que la nôtre. Hélas, jusqu’ici, on ne m’a même pas donné la chance de dire ce que j’ai vécu. J’étais au centre d’enregistrement de Bâle et pendant la première interview on ne m’a questionné que sur le moment où j’ai quitté mon pays, sur les routes que j’ai empruntées et sur les circonstances de mon arrivée en Suisse. Je n’ai pas eu l’opportunité d’exposer les conditions qui m’ont poussé à quitter mon pays. Je voudrais profiter de cette tribune pour dire que j’ai réellement besoin d’être aidé car nous souffrons énormément. Au moment où je vous parle, ma femme et moi avons un statut de NEM (Non Entrée en Matière).

La rédaction valaisanne de Voix d’Exils ⃰ Nom d’emprunt ⃰⃰  ⃰ l’Etat Islamique en arabe ⃰  ⃰  ⃰ Acronyme de l’Etat Islamique




Être journaliste en Syrie «c’est comme marcher sur un champ de mines»

Le photo-journaliste canadien Ali Mustapha assassiné en 2014 à proximité d'Alep. Auteur: DC Protests  (CC BY-NC-SA 2.0)

Le photojournaliste canadien Ali Mustapha assassiné en 2014 à proximité d’Alep. Auteur: DC Protests (CC BY-NC-SA 2.0)

Témoignages exclusifs de reporters de guerre syriens

Il est de plus en plus difficile de couvrir le conflit qui s’envenime en Syrie, pays à feu et à sang considéré par Reporters sans frontières comme le plus dangereux au monde pour les journalistes et les citoyens-journalistes. Voix d’Exils a réussi à entrer en contact avec quelques reporters de guerre syriens pour recueillir leurs témoignages à propos de leur travail au quotidien*. Immersion dans les coulisses des médias de l’État Syrien.

Avant le soulèvement contre le régime de Bachar el-Assad en 2011, Mazen Darwish, Président du Centre syrien des médias et de la liberté d’expression (SCM), avait décrit son travail en tant que journaliste en Syrie de la manière suivante : «quand vous êtes journaliste en Syrie, c’est comme si vous marchez sur un champ de mines». Cette situation était celle de dizaines de journalistes syriens qui dura pendant plusieurs décennies caractérisées par un droit d’expression largement bafoué et un harcèlement sans répit des services secrets à leur égard. Leur quotidien était marqué par la peur au ventre de se retrouver, un jour, sujet d’une arrestation et d’accusations montées de toutes pièces. Tout dépendait, en fait, de l’humeur du corps responsable de la surveillance et du contrôle de l’information et des services de sûreté du régime syrien. Cette situation a eu, bien entendu, des conséquences néfastes sur la qualité de l’écriture journalistique: on voyait les mêmes communiqués de presse et les mêmes sujets, les mêmes approches voire les mêmes titres dans Al Ba’athALThawra et Tishreen, les trois journaux officiels du gouvernement qui sont totalement contrôlés par l’Agence Arabe syrienne d’Information (SANA), qui était l’unique source incontournable pour les informations politiques.

La journaliste japonaise Mika Yamamoto assassinée en Syrie en août 2012. Son image est projetée sur un écran à Tokyo. Auteur Robert Huffsutter. (CC BY 2.0)

La journaliste japonaise Mika Yamamoto assassinée en Syrie en août 2012. Son image est projetée sur un écran à Tokyo. Auteur Robert Huffsutter (CC BY 2.0)

Les journalistes étaient devenus, au début de la crise en Syrie, la cible privilégiée de l’armée syrienne qui tentait de les empêcher de couvrir les manifestations anti-régime. Actuellement, les journalistes étrangers et syriens se trouvent pris entre le marteau de l’armée et l’enclume des groupes armées; et il est aujourd’hui facile de distinguer deux catégories de média en Syrie: ceux du régime et ceux de la révolution et des groupes armés.

Le contrôle de l’information a pris de l’ampleur dans tous les domaines: il touche presque tous les niveaux et les régions qu’elles soient dominées par l’armée du régime syrienne ou par les rebelles. La couverture des événements devient alors très dangereuse. Les correspondants de guerre sont continuellement exposés au risque d’enlèvements et de mort. Ce danger a encore augmenté avec l’émergence des groupes extrémistes comme celui de l’État Islamique en Irak et dans le al-Sham (Daesh) qui considèrent les journalistes comme une monnaie d’échange. Pour Christophe Deloire, Secrétaire général de Reporters sans frontières, réagissant à la décapitation de Steven Sotloff par l’État Islamique en septembre 2014, il s’agit d’un «crime de guerre effarant, ignoble et dément qui devrait être condamné par la justice internationale». La conséquence désastreuse de cette situation est qu’il «n’est plus possible de couvrir les conflits dans les régions qui sont sous le contrôle de Daesh». Dès lors, il ne reste pour les journalistes que les sources d’information indirectes avec le risque de manipuler les vérités et de changer ainsi le déroulement des événements.»

Les journalistes : «un bataillon de l’armée»

En Syrie, les médias sont complètement régis par l’État. Lors d’une interview du journal syrien Al-Watan, en date du 27 juillet 2014, Le ministre syrien de l’information – Omran El Zohbi – a indiqué que «les médias sont en principe tenus de garder la neutralité». Mais il précise que «maintenant, en état de guerre, nous ne sommes certainement pas neutres! Nous faisons partie de l’État et soutenons nos forces armées. D’ailleurs, je l’ai toujours dit (aux journalistes ndlr) de se considérer comme un bataillon de l’armée et nous avons, au niveau du gouvernement, œuvré et agi sur cette base.»

Bothaina**, journaliste syrienne, confirme les propos du ministre et précise que «nous formons, en fait, un même bloc avec les forces armées. En leur présence, nous ne sentons pas la peur!». Elle explique que «les membres de l’armée sont soit l’un de nos proches ou l’un des habitants de notre ville. Raison pour laquelle, nous nous sentons en sécurité en compagnie des fils de notre pays.» La couverture des nouvelles se limite aux zones pro-régime dans le but de «documenter le travail de l’armée». Elle affirme néanmoins que «les journalistes arrivent à relater les choses avec assez de transparence.»

Ali**, également journaliste syrien, mentionne que «la plupart des batailles sont couvertes par les correspondants de guerre des chaînes de l’État qui accompagnent les opérations de l’armée syrienne et qui deviennent, ainsi, une cible de la partie adverse». Il ajoute que «les sujets sont systématiquement contrôlés par les chefs de rédaction en service. Pour les évènements les plus importants, c’est le directeur de la chaîne qui effectue en personne ce contrôle. Les reportages sur le terrain sont eux gérés directement par l’organe politique responsable du média de l’armée qui supervise le contenu et jouit de tous les droits pour refuser ou accepter telle ou telle séquence».

Une femme se tient das les débris de sa maison qui a été détruite par l'Armée syrienne à Al-Qsair. Auteur: freedonhouse (CC BY 2.0)

Une femme se tient das les débris de sa maison qui a été détruite par l’Armée syrienne à Al-Qsair. Auteur: freedonmhouse (CC BY 2.0)

Pour les zones sous le contrôle de l’opposition et des rebelles, il est difficile pour les chaînes de l’État d’y accéder, de couvrir les évènements sur le terrain et de s’y documenter. «Le travail des médias d’État reste, par conséquent, concentré sur ce qui pourrait ternir l’image de l’opposition et des résistants aux yeux de l’opinion publique».

Selon Bothaina «Il y a toujours une certaine liberté et les massacres perpétrés dans les zones pro-régime sont assez bien couvertes avec une très bonne documentation. Cela diffère beaucoup avec les zones de l’opposition. Pour les médias syriens, les attaques de l’armée visent uniquement les rebelles et non pas les civils. C’est une des lignes rouges qu’il ne faut pas dépasser!» précise-t-elle. Elle mentionne également que les pertes de l’armée ne sont pas du tout relatées dans les médias. La raison étant d’éviter de saper le moral de l’opinion publique et d’augmenter ainsi la crainte de la population. Pour elle, cette réticence à couvrir objectivement les différents évènements dans le pays fait perdre les médias en crédibilité «On ne parle pas du tout des défaites de l’armée ni des territoires tombés dans les mains des rebelles. On ne parle même pas des difficultés rencontrées au quotidien par les citoyens par peur de remonter l’opinion publique face à l’incapacité du gouvernement» martèle-t-elle.

Des membres des rebelles syriens en février 2012 à al-Qsair. Auteur: Freedom House (CC BY 2.0)

Des membres des rebelles syriens en février 2012 à al-Qsair. Auteur: Freedom House (CC BY 2.0)

«Des vidéos appellent à notre assassinat»

Selon Bothaina, la douleur pour les correspondants de guerre travaillant pour les médias syriens est double: voir, d’un côté, leur propre pays vivre de tels évènements et vivre, de l’autre, un manque immense de reconnaissance à leur égard en voyant, par exemple, leur propre média accorder davantage d’importance aux correspondants étrangers pour la couverture des événements sur le terrain, ce qui les démotive considérablement. Au début de la crise, «l’enthousiasme était le premier motif pour aller sur le terrain sans aucune idée du danger qui nous attendait» précise Bothaina, qui pense que les journalistes syriens «ont pu, quand même, acquérir de l’expérience sur le tas et bénéficier de l’expérience des correspondants étrangers présents sur le terrain». Elle souligne que les journalistes sont «exposés, sur le terrain, à deux types de risques : le manque de formation et la médiocrité des équipements techniques et de protections comme le casque et le gilet pare-balles». Elle ajoute que «malgré tous les obstacles et les sérieuses menaces qui les guettent, les journalistes arrivent à produire une bonne qualité d’information».

Dans les zones contrôlées par les groupes extrémistes, les correspondants de guerre deviennent malheureusement le sujet des nouvelles à la place d’en être la source. Ils se transforment donc après leur capture en un butin précieux.

Bothaina a à plusieurs reprises failli compter parmi les victimes du conflit syrien. En octobre 2012, elle était en mission pour couvrir la visite d’observateurs étrangers dans un territoire sous contrôle des rebelles. Cette mission aurait pu tourner au vinaigre lorsque les rebelles avaient appris que Bothaina et son équipe appartenaient à une chaîne pro-régime: «insultes, accusations et appels pour nous tuer ont alors fusé». Une manifestation s’est vite constituée réclamant notre condamnation ! Heureusement, un homme armé faisant partie des leurs est intervenu et a pu convaincre ses camarades de respecter les visiteurs et de montrer ainsi une meilleure image devant les médias internationaux ; geste qui nous a permis, ce jour-là, de sortir sains et saufs de la foule». Elle ajoute que «les menaces sont devenues presque quotidiennes et se propagent à travers divers moyens de communication comme: les mails, les appels et les SMS. Même des pages Internet annonçant l’arrivée de notre dernière heure existent! À tel point que l’on peut même facilement visionner sur Youtube des séquences vidéo appelant à votre assassinat!» s’exclame-t-elle.

Des rebelles syriens observent les positons ennemies en octobre 2012 à proximité d'Alep. Auteur: Freedom House (CC BY 2.0)

Des rebelles syriens observent les positons ennemies en octobre 2012 à proximité d’Alep. Auteur: Freedom House (CC BY 2.0)

«Notre mission est très dangereuse» affirme Bothaina, qui précise que «la chance joue, parfois, un grand rôle». C’est ainsi qu’elle a failli laisser sa peau lors de la couverture d’événements se déroulant à proximité de Homs: «j’ai couru 50 mètres sous les tirs des snipers. Les éclats frappaient ma tête et mon corps. Je saignais de partout comme si je baignais dans mon sang de la tête aux pieds. Deux militaires m’accompagnaient et assuraient ma protection. J’ai commencé à crier lorsque l’un d’eux a été blessé. Heureusement, nous avons pu nous en tirer». Elle enchaîne en ajoutant que «lorsque nous avons terminé notre mission, je me suis installée dans une autre voiture que mon véhicule professionnel et, à ma grande surprise, j’ai vu le siège que j’utilisais habituellement soudainement criblé de balles tirées par les snipers. Ce jour-là, la chance était avec moi une deuxième fois» soupire-t-elle.

Pour résumer son propos, Bothaina compare son quotidien de correspondante de guerre en Syrie à une personne morte à la recherche d’une preuve qu’elle est encore en vie. Une course permanente avec la mort!

*Le déroulement de certains événements a été légèrement modifié afin de protéger nos sources d’informations

** Noms d’emprunts

Amra

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

Bilan des journalistes victimes du conflit syrien depuis 2011

43 journalistes assassinés

13 journalistes emprisonnés

17 net-citoyens emprisonnés

130 net-citoyens et citoyens-journalistes tués

Source: Reporters sans frontières

Une liste exhaustive des journalistes assassinés en Syrie peut être consultée en cliquant ici