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Une manifestation réclame la régularisation des sans-papiers et des requérants d’asile

Photo: Hochardan

Le  mercredi 22 février à Lausanne, les collectifs de défense des droits des sans-papiers accompagnés de sympathisants et de militants se sont réunis sur la place de la Riponne  à Lausanne pour manifester et réclamer la régularisation immédiate de tous les sans-papiers et des requérants d’asile. Cette manifestation était organisée par le collectif Droit de rester, le Collectif vaudois de soutien aux sans-papiers (CVSSP) et le Collectif de soutien et de défense des sans-papiers de la Côte,  avec l’appui de beaucoup d’associations et de syndicats venus également de Berne et de Fribourg.

Cette manifestation avait pour but selon les organisateurs « de contester les stigmatisations, les discriminations et le racisme ainsi que de s’opposer à un système qui assigne les immigrés à la condition d’êtres inférieurs et subordonnés ». Leur message était le suivant : « Marchons dans la rue, crions haut et fort, montrons que nous ne sommes ni des criminels, ni des abuseurs, ni des délinquants, mais que nous sommes des êtres humains dignes de valeur et que nous avons des droits et des devoirs ».

Photo: Hochardan

« Nous avons quitté un pays mais non l’humanité ! »

À 17h00, la place de la Riponne était presque saturée de manifestants d’ethnies, de races, de cultures, de langues différentes, comme lors d’une conférence mondiale. Et en effet, il y avait là des personnes venues des quatre coins du monde qui ont marché jusqu’à la place du Château où elles ont adressé une lettre signée par les trois collectifs organisateurs au Conseil d’Etat, lui demandant la régularisation collective de tous les sans-papiers.

Durant leur marche, les manifestants scandaient : « Nous n’avons qu’un seul monde, nous partageons une même condition humaine. » « Nous ne voulons pas que les êtres humains soient classés, encadrés, contrôlés, réprimés et donc traités de manière inégalitaire ». Sur les banderoles, des slogans dénonçaient les abus faits aux droits de l’homme. Certaines exprimaient la valeur de l’humain : « Nous avons quitté un pays mais non l’humanité » et « Expulsez les lois racistes pas les êtres humains ! ».

 « L’origine n’est pas un crime ! »

Au moment où les manifestants passaient  dans la rue du Grand-Pont, une partie d’entre eux se sont allongés dans la rue portant des tissus sur lesquels était écrit : « L’origine n’est pas un crime ».  Des dizaines de requérants ont pris la parole : « Que nous soyons passés par la filière de l’asile ou que nous soyons venus clandestinement, notre seul objectif est d’avoir aspiré à une vie meilleure. » « L’Etat nous met dans des situations pénibles : il nous interdit de séjour, nous exclut d’une existence légale, nous enlève toute perspective d’avenir, nous en sommes réduits à travailler au noir ou à nous terrer dans des abris de protection civile. » « Ça suffit ! Qu’on le veuille ou non, nous sommes ici, nous participons activement à construire la société dont nous faisons partie ! »

Photo: Hochardan

« L’immigration n’est pas un choix, mais c’est une chance ! »     

 La majorité des manifestants vivent des souffrances, des peurs, des angoisses et de l’incertitude quant à leur sort. Beaucoup d’entre eux sont en Suisse depuis plusieurs années. Qu’ils vivent dans des abris, dans des centres d’aide d’urgence ou ailleurs, ils revendiquaient tous le droit de vivre librement et de sortir de cette situation précaire. «Marre de se cacher, on vit ici, on reste ici », grognaient-ils. Tout au long de leur marche, les manifestants ont adressé au peuple suisse un message à travers le slogan : « L’immigration n’est pas un choix, mais c’est une chance ».

Malgré le fait que la situation soit précaire, que la vie soit difficile, que l’angoisse soit présente, même si le chagrin et la peur sont permanents, ils gardent pourtant l’espoir et le rêve de revoir un jour ceux qui leur sont chers, disaient-ils en écho au grand martyr américain Martin Luther King qui a dit lors de la manifestation du 28 octobre 1963 à Washington : « Je rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés pour la couleur de leur peau, mais à la mesure de leur caractère. »

Hochardan

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils

« La Suisse a longtemps été un pays d’émigration »

Graziella de Coulon, membre du collectif Droit de rester a accordé une interview à Voix d’Exils.

Voix d’Exils : Quel est le but de cette manifestation ?

Graziella de Coulon : Nous demandons la régularisation de tous les sans-papiers et de tous les déboutés de l’asile. Ce sont des personnes qui sont mises à l’écart, elles font partie des gens qui n’ont plus de droits, plus rien.

Qu’espérez-vous de cette manifestation en tant que défenseur des sans-papiers ?

On n’espère pas grand chose de cette manifestation. C’est pour rassembler les gens et pour dire : « On est toujours là, et on continue de réclamer la même chose ! » Mais, cette fois, nous avons adressé nos revendications aux Conseillers d’Etat. Vu que maintenant, la majorité est de gauche… (elle rigole). Nous demandons surtout que Vaud défende à Berne les personnes qui ont été acceptées par le canton. Et non pas que le canton dise : « Berne ne les veut pas ! ».

Photo: Hochardan

Quels sont les obstacles que vous rencontrez avec le Département de l’Intérieur ?

Ils disent qu’ils n’ont pas de marge de manœuvre et que c’est Berne qui décide… Ce qui n’est pas vrai, le canton a une marge de manœuvre. Il peut, par exemple, mettre ou pas à l’aide d’urgence un débouté, mais il les met tous à l’aide d’urgence. Donc, le canton fait le bon élève auprès de Berne, et c’est ça  que nous contestons. La majorité au Conseil d’Etat est de gauche, mais c’est une gauche qui n’a pas le courage politique d’affirmer une autre position que celle de la droite musclée de Berne, qui est celle qui régit maintenant toutes les questions d’immigration.

Photo: Hochardan

Qu’éprouvez-vous face aux expulsions ?

Déjà une grande honte pour le pays qui viole le droit de ces personnes au point de les obliger à partir dans leur pays, alors que pour certaines ce n’est plus leur pays. Parmi les personnes expulsées, certaines sont en Suisse depuis 10 ans et plus ! C’est une honte, la façon dont on les expulse. Les expulser vers le néant, vers aucune autre solution, alors qu’elles pourraient rester ici.  Il y en a beaucoup qui ont du travail, mais par la faute des lois uniques qui ont été votées, maintenant elles sont toutes déboutées… Personnellement, je ressens vraiment une grande honte et puis un grand regret pour ces personnes parce que souvent je les connais. Après leur expulsion, on les perd… On ne sait pas du tout ce qu’elles deviennent dans leur pays.

On voit souvent des blacks arrêtés et fouillés. Ils vivent dans la peur et la menace permanente. Qu’en dites-vous ?

Photo: Hochardan

Ce qu’il faut dire, c’est que ces personnes ont quitté leur pays et ont traversé la Méditerranée en risquant leur vie et beaucoup sont morts. Personne n’a quitté son pays et fait ce trajet pour venir vendre de la coke ou devenir un criminel ici. Ce sont les conditions de vie dans lesquelles ces gens sont ici qui font qu’ils sont obligés à un certain moment de se mettre dans cette criminalité qui est une petite criminalité de survie. Les gens ne peuvent pas rester ici sans être jamais heureux, sans avoir la possibilité de travailler, sans avoir des contacts avec les gens. N’être vus que comme des criminels…. Ce n’est pas possible ! A un certain moment ils deviennent, oui, des  criminels parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement.

Comment expliquez-vous que le peuple suisse ait voté des lois qui sont contre l’immigration ?

Aux Suisses, j’aimerais premièrement dire de se souvenir de leur passé, parce que pendant de longues années, la Suisse a été un pays d’émigration. Les Suisses devaient émigrer parce qu’on ne mangeait pas assez dans ce pays.  Maintenant, ils ont oublié et veulent fermer toutes les frontières, ils veulent laisser tous les pauvres en dehors. C’est vraiment une lutte des pauvres contre les riches. Et quand on dit que ces lois ont été votées par la population, il faut voir sous quelles pressions et avec quelle propagande elles ont été votées. Les personnes qui défendent les requérants ou qui défendent l’immigration n’ont pas un grand espace de parole pour convaincre les gens. Et les gens ont peur parce que pour eux aussi cela ne va pas bien : ils ont peur du chômage, ils ont peur pour l’éducation de leurs enfants, ils ont peur pour leur logement et ils prennent juste l’immigration comme bouc émissaire. Mais ça, c’est l’UDC et  les partis de droite qui disent ça au peuple, et le peuple vote. Mais finalement, il y a quand même beaucoup de solidarité en Suisse, il n’y a pas que ça…

Propos recueillis par Hochardan

 




Un article de Voix d’Exils repris par Le Temps!

Le 26 novembre 2010, le quotidien romand Le Temps a repris un très bon article de Voix d’Exils dont le titre initial est  « A propos de quelques abus de langage », publié trois jours plus tôt sur le blog. Cliquez sur le logo de Voix d’Exils pour accéder à l’article en question!

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/16c3bf5e-f8dd-11df-b43d-c23b531657bf/Cest_toujours_le_plus_faible_qui_abuse_en_Suisse_jamais_le_fort




« J’ai abusé de l’aide sociale malgré moi »

Mix et Remix à propos des étrangers abuseursAlors que le peuple suisse se prononcera le 28 novembre à propos de l’initiative de l’UDC concernant le renvoi des criminels étrangers, Voix d’Exils a décidé de donner la voix à un « abuseur » de l’aide sociale, afin de mieux comprendre les raisons qui l’ont conduit à commettre son acte. Elmundo*, ressortissant congolais vivant en Suisse depuis 20 ans, a accepté de répondre à nos questions.
Voix d’Exils : Vous êtes de nationalité congolaise et en Suisse depuis 20 ans. Est-ce que  vous avez déjà obtenu un permis de séjour quelconque depuis ce temps ?

Elmundo : Non hélas, non, je n’ai pas obtenu un permis de séjour tout à fait à la hauteur de ce que j’attendais.

VdE : Quelle est votre situation familiale actuelle ?

El : Ma situation familiale est délicate, puisque je ne vis plus avec ma famille. Mais nous avons quatre enfants à charge et je dois m’en occuper. Tout de même, il s’agit de ma famille.

VdE : Avez-vous abusé de l’aide sociale ?

El : Oui, j’ai malheureusement abusé malgré moi de l’aide sociale, vu la situation dans laquelle je me trouvais, puisque je ne pouvais pas… j’étais dans l’étau entre ma situation de séjour et ma situation financière qui n’était pas tout a fait bonne. Donc, étant donné que j’avais ma famille à charge avec une femme qui n’avait pas d’emploi… oui j’ai abusé de l’aide sociale.

VdE : Vous venez de dire que vous avez abusé de l’aide sociale, pouvez-nous expliquer comment cela est arrivé ?

El: En 1993, j’ai  épousé une Suissesse qui avait déjà deux enfants de son premier mariage  et qui n’avait pas de travail. Etant donné qu’elle ne recevait pas d’allocations familiales de la part de son premier mari, j’ai dû m’occuper de ses enfants et des miens, ce qui faisait quatre enfants plus nous deux. Voilà ce qui m’a poussé à faire cet acte car je n’arrivais pas joindre les deux bouts.

VdE : Est-ce que vous avez volontairement abusé de l’aide sociale ?

El: Si les conditions nécessaires me permettaient de subvenir aux besoins de ma famille, je n’aurais certainement pas abusé. On est toujours tenté par le diable, comme on dit, et voilà que la situation est arrivée : mon travail dans la restauration  ne me permettait pas à lui seul de joindre les deux bouts et donc j’ai continué à percevoir l’aide sociale.

VdE : Auriez-vous fait autrement ?

El : Logiquement oui j’aurais fait autrement. Si ma situation était bonne, je ne serais pas allé chercher cet argent à l’aide sociale.

VdE : Avez-vous été sanctionné pour cet abus ?

El : Oui, j’ai été sanctionné par la Préfecture de Lausanne qui m’a mis à charge une amende de 3’000.- Frs. et qui m’a demandé en plus de rembourser la totalité des aides perçues indûment.

VdE : Sur le plan de la santé physique et familiale, quelles ont été les répercussions ?

El : Merci pour  cette question car elle est capitale !  Effectivement, personnellement j’étais traumatisé par cette situation, étant donné que j’ai agi malgré moi. C’était un mal nécessaire. Suite à cela, ma femme aussi a eu un problème de dépression  durant plusieurs mois. Les choses, je les ai vécues difficilement. Difficile de supporter toutes les conséquences qui se sont produites après, même au niveau de mon couple : il y a eu séparation, le divorce et tout ce qui s’en suit…

VdE : Envisagez-vous de récidiver un jour ?

El : Non ce serait trop dur, je ne peux pas récidiver, ça n’a aucun intérêt actuellement.

VdE : Regrettez-vous d’avoir fait cela ?

El : Oui, je regrette vivement de l’avoir fait ! Mais comme je l’ai expliqué, il n’y a pas de fumée sans feu. C’est une question qui s’est posée et il y a eu une réponse.

VdE : Que pensez-vous de l’initiative de l’UDC qui sera votée le 28 novembre 2010 ?

El : Je pense que le peuple votera non à cette initiative, surtout concernant l’abus de l’aide sociale, étant donné qu’on sait que c’est toujours le chien, le malfamé qu’on jette le premier dans la rivière. Alors, je pense qu’il faut comprendre que c’est humain qu’une personne puisse faire une bêtise durant un moment difficile de sa vie, car c’est un moment de faiblesse, un moment de vulnérabilité.

VdE : Sachant que cette initiative comprend les étrangers criminels et les abuseurs de l’aide sociale ?

El: Je pense que les abuseurs de l’aide sociale ne sont pas tels qu’on les affiche. L’abus comme tel, c’est un problème de société, un problème de précarité qui est très important et qui implique ce genre d’action qui n’est finalement pas volontaire, on n’a pas le choix. Donc on vote non.

VdE : Quelle aurait été votre réaction si vous vous aviez appris que vous étiez renvoyé de Suisse à cause d’un abus de l’aide sociale ?

El : Je pense que les conséquences du traumatisme que je vis auraient été plus graves. On a vu des gens mourir, on a vu des gens se suicider  parce qu’on les arrachait à leur famille. Donc il faut comprendre que ça peut porter préjudice.

VdE : Que diriez-vous à l’UDC par rapport au message que porte son initiative?

El: A l’UDC ? Je proférerais un message sage en leur disant de ne pas proposer des mesures à la hâte, compte tenu que des phénomènes humains existent, que des phénomènes sociaux touchent des gens qui vivent ici en Suisse. Les étrangers qui ont construits leurs vies ici depuis plusieurs années, ils ont aussi des enfants.

*Prénom d’emprunt

Propos recueillis par Niangu NGINAMAU




À propos de quelques abus de langage

L'UDC et ses abus de langage. Ici leur affiche Stop aux abus

Affiche de l’UDC produite à l’occasion de la votation fédérale du 26.09.10 ayant pour objet la révision de l’assurance chômage

La notion d’ « abus » est de plus en plus souvent utilisée ces dernières années en politique suisse, généralement pour soutenir les mesures les plus réactionnaires. C’est encore le cas en vue de la votation du 28 novembre concernant le renvoi des criminels étrangers. Il n’est pas inintéressant de se pencher un peu sur elle pour mieux comprendre sur quels ressorts elle repose et quels sont ses présupposés.
L’abus est une notion difficile à saisir, et dès lors ouverte à toutes les utilisations, y compris les plus frauduleuses. On a parlé d’ « abus » dans l’aide sociale, dans les assurances, notamment l’assurance invalidité ou l’assurance chômage, d’abus dans le droit d’asile. Relevons au passage qu’on a beaucoup moins parlé d’éventuels « abus » dans la concurrence fiscale, dans le droit du travail ou dans les pratiques des grandes entreprises. Les abuseurs semblent ainsi toujours venir de groupes minoritaires, dominés, exploités. C’est toujours le faible qui abuse en Suisse, jamais le fort. Au niveau politique, la notion pose deux problèmes principaux que je souhaiterais examiner ici.

Une loi sans limite

Le premier élément que l’on peut souligner à propos du discours sur les abus est qu’il consiste à étendre la loi au-delà de sa lettre, pour en retrouver « l’esprit » plus profond, évidemment implicite. En d’autres termes, contrairement au vieux principe libéral, tout ce qui n’est pas interdit n’est pas tout à fait permis ; il y a des choses répréhensibles qui ne figurent pas explicitement dans les lois positives.

Dans les discours centrés sur les « abus », il y a la loi, qui règle une société ordonnée et stable, et plus que la loi, dont les limites sont évidemment floues et peuvent varier au gré des circonstances politiques : les mœurs, les us et coutumes. Dans une perspective démocratique, bien au contraire, il y a la loi et les buts que cherche à atteindre la loi, qui ne sont ni l’ordre, ni la stabilité, mais la liberté et l’égalité. Il existera toujours des décalages entre la loi et ses buts, c’est d’ailleurs pour ça qu’il y aura toujours de la politique. Cependant, ce décalage n’est pas produit par l’action de brebis galeuses ou autres moutons noirs, mais par le fait qu’aucune collectivité ne peut être parfaitement en ordre et qu’elle nécessitera toujours des lois qu’il faudra plus tard adapter. Dans les discours de l’abus, à l’inverse, les règles écrites et non écrites devraient garantir à elles seules la perpétuation de cet ordre, et seules les personnes qui ne respectent pas les premières ou les secondes viennent le troubler. D’où cette aberration consistant à penser qu’en les expulsant, on éliminera tout désordre.

Qui sont les personnes les plus susceptibles d’enfreindre ces règles non écrites, ou plutôt dont tout le monde croira aisément qu’elles les enfreignent ? Évidemment celles qui ne connaissent pas suffisamment bien la Suisse, ses « mœurs », ses « us et coutumes », pour comprendre ces nuances et ces préceptes proférés à demi-mot.

L’individualisation des problèmes

Cela m’amène à mon second commentaire. La logique de l’abus est liée à une individualisation extrême des questions politiques. Pour elle, il n’existe pas de problèmes sociaux, il n’y a que des individus qui sont responsables de leur situation. On prétend alors que le chômage est créé par les chômeurs, que la dette de l’AI est provoquée par des gens qui abusent d’elle, et que les problèmes liés aux migrations sont dus uniquement aux migrants eux-mêmes.

Cette individualisation préside bien entendu à la déresponsabilisation complète des autorités politiques et à la disparition de toute imagination politique. Si les choses vont mal, si le monde est en désordre, c’est à cause d’individus qui ne se conforment pas aux règles, qui ne sont pas « comme nous », qui viennent troubler un ordre et une quiétude qui, sinon, seraient complets.

Face à ces explications ridicules, il faut rappeler qu’il existe des questions sociales. Le chômage, l’invalidité, la criminalité, la pauvreté sont provoqués par des dynamiques complexes qui, la plupart du temps, dépassent de beaucoup les seuls actes des individus. Cela ne signifie pas que ces derniers soient sans aucune liberté, bien au contraire, mais c’est répéter qu’on ne peut faire de bonne politique en évacuant ces données structurelles, pour la simple raison que leur oubli condamne toute décision politique à l’inefficacité. Ceux qui croient qu’il suffirait de purger l’AI des abuseurs pour qu’elle retrouve sa santé financière ou d’expulser les criminels étrangers pour que la sécurité règne en Suisse sont des naïfs et des ignorants. Ce sont eux qui sont du côté de l’angélisme, et il faut leur opposer le réalisme d’un monde complexe et de solutions qui, parfois, sont certes un peu compliquées mais que l’on ne peut remplacer par un volontarisme sans nuance qui oublie les pesanteurs de toute communauté.

Combattre les simplismes, refaire de la politique

La rhétorique de l’abus vise à construire un ennemi de la communauté, un ennemi intérieur qu’il s’agit de démasquer et d’expulser. C’est lui qui est responsable des maux de la société, c’est lui qui la dérègle et l’affaiblit. Ces discours ont une histoire, qui rappelle des heures sombres que l’Europe a connues dans la première moitié du 20e siècle, raison pour laquelle il faut lutter contre eux avec fermeté.

Peut-être y parviendra-t-on en rappelant quelques principes d’une politique démocratique : la société n’est pas attaquée par des « ennemis », elle est divisée selon des lignes de fractures économiques, sociales et politiques. Il y a des riches et des pauvres, il y a des propriétaires et des travailleurs, il y a des gens de droite et des gens de gauche, etc. Nous ne sommes pas d’accord entre nous sur ce que nous visons et sur les moyens de s’en approcher, et la politique est précisément le lieu qui organise ce conflit sans cesse renouvelé. C’est cela que ceux qui ne cessent de faire référence aux « abus » ne peuvent accepter : que la société suisse, comme toute société d’ailleurs, est hétérogène, qu’elle n’est pas bien ordonnée et qu’aucun système de normes ne pourra parvenir à en stabiliser le fonctionnement. Il nous faut dès lors toujours tout questionner et repenser : nos politiques, notre vision du monde, notre description de la société, nos buts, nos valeurs elles-mêmes.

Notre société n’est pas un champ dont il faut faire sortir des moutons noirs pour en garantir la tranquillité, c’est une multitude où tout est divisé et tout est en mouvement.

Antoine Chollet

Centre d’histoire des idées politiques et des institutions, UNIL