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Faut-il restreindre la démocratie directe suisse ?

Dr. Antoine Chollet, Maître assistant à l’Université de Lausanne. Auteur : Aram Karim ©

Dr. Antoine Chollet, Maître assistant à l’Université de Lausanne. Auteur : Aram Karim ©

Interview d’Antoine Chollet, politologue et spécialiste de la démocratie directe. 

Voix d’Exils : Comment définir les démocraties directe et semi-directe ?

 Antoine Chollet : Pour rentrer dans l’explication, il faut peut-être prendre des questions historiques sur le développement de ce que l’on appelle la démocratie directe en Suisse et immédiatement préciser que le terme de démocratie semi-directe a été inventé assez tardivement dans les années 60 par des adversaires des procédures référendaires et des initiatives populaires. Je préfère désigner le système politique suisse comme un mélange d’une part, d’outils de démocratie directe qui sont les mécanismes référendaires et d’autre part, d’un régime représentatif tout à fait comparable aux autres pays que ce soit la France, l’Allemagne ou la Grande Bretagne…

V.E : A quand remonte le concept de la démocratie directe ?

A.C : La démocratie directe en Suisse, au niveau fédéral, s’est mise en place essentiellement à partir de 1874, ce qui introduit un nouveau pouvoir pour un nombre donné de citoyens, puis, plus tard, de citoyennes (aujourd’hui c’est 50.000) de contester les lois qui ont été passées au Parlement (c’est un droit de véto populaire, une récolte de signatures qui provoque un vote de l’ensemble de la population). En 1891, un deuxième outil important est introduit, qui est l’initiative populaire et qui permet de proposer une modification de la Constitution. Aujourd’hui 100.000 personnes, citoyens et citoyennes peuvent proposer un nouvel article, des amendements à la Constitution fédérale qui sont mis au vote. Pour passer, les initiatives populaires doivent rassembler une double majorité, comme on l’appelle en Suisse, à la fois une majorité du peuple et une majorité des Cantons. Ce n’est pas le cas pour le référendum facultatif qui ne demande qu’une majorité du peuple.

Le bâtiment des sciences humaines « Géopolis » de l’Université de Lausanne. Auteur : Aram Karim ©

Le bâtiment des sciences humaines « Géopolis » de l’Université de Lausanne. Auteur : Aram Karim ©

V.E : Pour les initiatives populaires, y a-t-il une différence entre celles de hier et celles d’aujourd’hui ?

A.C : Oui, on peut voir une différence dans les acteurs qui l’utilisent. Dans les premières décennies d’existence de l’initiative populaire, c’est plutôt un outil utilisé par la gauche, notamment dans l’entre-deux guerres. En 1943, la gauche accède au Conseil fédéral (le gouvernement), et limite progressivement son utilisation de la démocratie directe dans l’après-guerre. C’est un moment de grand consensus politique en Suisse, donc il y a peu de grands débats ou de grands combats, ils sont réglés au Parlement voire au Conseil fédéral. Beaucoup moins d’initiatives sont lancées. En revanche, depuis les années 80 et surtout 90, on voit le retour de l’utilisation des initiatives populaires à la fois par la gauche dans toutes ses composantes et par la droite nationaliste, par l’UDC. Ces vingt dernières années, la plupart des initiatives qui sont passées provenaient de la droite, essentiellement de l’UDC ou soutenues par l’UDC, et cela fait très longtemps que la gauche n’a pu réussir à faire passer une de ses initiatives. La dernière qui a été soutenue par la gauche a été l’initiative des Alpes, acceptée en 1994 (une initiative de protection de l’Arc alpin demandant une limitation du trafic routier). Sinon toutes les initiatives qu’elle a lancées ces dernières années ont été refusées.

V.E : Pensez-vous que certains partis politiques ou groupement de personnes utilisent ces droits populaires pour servir leurs intérêts ?  

A.C : C’est en effet, un fait nouveau. Tous les partis politiques confondus, utilisent les instruments de la démocratie directe pour lancer leurs campagnes électorales. L’année 2015 a été une année d’élections législatives au niveau fédéral, l’UDC et la gauche ont lancé une série d’initiatives pour accompagner leur campagne électorale. On se rend compte, en général, qu’il y a des phases dans l’utilisation des initiatives populaires. C’est un gros engagement de récolter 100.000 signatures. Il y a des militants qui doivent descendre dans la rue pour les partis de gauche ou des personnes payées pour récolter les signatures pour les partis de droite, donc un investissement soit en temps, soit en argent, soit en travail militant.

Ce n’est pas très grave qu’un sujet soit proposé à la votation populaire, de toute manière si la question proposée est totalement absurde, elle sera refusée très largement par la population. L’autre problème, ce sont les initiatives qui ont été lancées et qui nous semblent scandaleuses d’un point de vue politique. Le fait est malheureusement, que si l’initiative récolte une majorité de la population et des Cantons, cela signifie que la question qu’elle pose a une importance – justifiée ou non, la question n’est pas là – dans la population suisse et que de toute manière si elle n’est pas posée par une initiative, elle le sera d’une manière ou d’une autre, soit lors des élections, soit à partir d’autres questions dans les années à venir.

Dr. Antoine Chollet, Maître assistant à l’Université de Lausanne. Auteur : Aram Karim ©

Dr. Antoine Chollet, Maître assistant à l’Université de Lausanne. Auteur : Aram Karim ©

V.E : Est-ce que vous pouvez donner un exemple ?

A.C : Selon moi, l’exemple le plus clair est celui de l’initiative sur les minarets.  Même si cette initiative n’avait pas été lancée, la question se serait trouvée sur le devant de la scène à un moment ou à un autre, que ce soit sur un vote UDC encore plus important ou sur d’autres votes, notamment ceux portant sur les questions religieuses ou de laïcité. D’une certaine manière, la démocratie directe met explicitement les questions sur la place publique, ce qui est, a priori, une bonne chose.

V.E : Faudrait-il réguler le dépôt des initiatives populaires, si oui, comment et par qui ? 

A.C : Je ne pense pas qu’il faut le réguler davantage. Des propositions ont été faites depuis longtemps sur trois plans.

Le premier plan, le plus fréquemment mentionné, concerne l’augmentation du nombre de signatures. Il y a déjà eu une augmentation en 1977 qui avait fait passer ces signatures de 50.000 à 100.000, pour faire suite au doublement du corps électoral lorsque les femmes ont obtenu le droit de vote en Suisse (en 1971). Il y a une proposition qui a été lancé au début de cette année par Avenir Suisse, le « Think tank » du patronat, de doubler le nombre de signatures, donc de le faire passer à 200.000. Certains ont aussi proposé le raccourcissement de la période de récolte, qui est actuellement de 18 mois.

Le deuxième élément, c’est de mettre des limites plus restrictives dans la Constitution. En effet, la seule limite matérielle aux initiatives populaires qui est posée depuis 1999 (avant il n’y en avait aucune) est ce que l’on appelle le droit international impératif. Ce sont des règles extrêmement limitées sur le génocide, la torture, l’esclavage, etc… Cette limite est posée pour que, par exemple, un groupe ne puisse pas déposer une initiative demandant le rétablissement de l’esclavage en Suisse.

La troisième proposition de limitation serait une instance de validation du texte des initiatives, soit avant ou soit après la récolte des signatures, que ce soit le Parlement, le Tribunal Fédéral, le Conseil Fédéral ou une autre instance qui accepterait ou non le texte qui serait déposé par un comité d’initiative. C’est ce qui se passe, par exemple dans le Canton de Vaud, puisque c’est le Conseil d’Etat, qui avant la récolte des signatures doit dire si un texte est acceptable ou non.

Dr. Antoine Chollet, Maître assistant à l’Université de Lausanne. Auteur : Aram Karim ©

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V.E. Et pourquoi êtes-vous contre l’application de ces restrictions?

A.C : Je suis opposé aux trois formules. Je pense que la réglementation actuelle est amplement suffisante. Il est politiquement imprudent de donner à une entité de l’Etat la capacité de bloquer les initiatives populaires, car l’initiative populaire est avant tout un contre-pouvoir. Elle doit pouvoir agir sur l’Etat et ses centres de pouvoir, contre le Parlement, contre le Conseil d’Etat, contre le Tribunal Fédéral. De ce fait, plus il y a de limitations, moins ce contre-pouvoir peut s’exercer. Je suis plutôt favorable à l’extension de l’utilisation de la démocratie directe, il faudrait donc avoir davantage d’outils, par exemple l’initiative législative ou le référendum constructif, qui peut attaquer un seul élément d’une loi et non l’ensemble d’une loi. En résumé, je propose donc d’aller dans l’autre sens et de laisser plus de liberté plutôt que de la restreindre.

V.E: Que pensez-vous de la prochaine initiative de l’UDC intitulée « le droit suisse au lieu des juges étrangers » ?

A.C : C’est une initiative qui pose une multitude de problèmes qui sont assez compliqués à débrouiller. La première chose c’est que l’UDC a une cible en tête : la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui s’assure du respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme qui date des années 50. La Suisse a adhéré et ratifié cette convention dans les années 70, de ce fait là, le titre de l’initiative de l’UDC est trompeur puisqu’il ne s’agit pas de juges étrangers, mais il s’agit d’une Cour internationale dans laquelle des juges suisses siègent.

 Le deuxième problème, qui irait plutôt dans le sens de l’UDC malheureusement, c’est que la ratification de cette convention n’a jamais été soumise au peuple suisse. Dans les années 70, le Conseil fédéral a simplement demandé au Parlement et la ratification s’est faite au niveau des institutions et organes représentatifs et non pas de la démocratie directe. Je pense qu’aujourd’hui, on serait moins embêté avec cette initiative s’il y avait une ratification populaire. On pourrait dire qu’il y a quarante ans, le peuple suisse a ratifié cette convention et donc qu’elle fait partie de l’ordre juridique suisse au même titre que la constitution suisse.

Dr. Antoine Chollet, Maître assistant à l’Université de Lausanne. Auteur : Aram Karim ©

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V.E : A votre avis, qu’est-ce qui serait plus raisonnable de faire concernant cette question ?

A.C : A mon sens, ce ne serait pas une mauvaise chose, une fois, de faire ratifier par décision populaire l’ensemble des conventions européennes des droits de l’homme et non pas simplement d’essayer de l’attaquer comme le fait l’UDC. Le second élément, c’est que les Etats se font en permanence condamner par la Cour Européenne des droits de l’homme, ça arrive à la Turquie très régulièrement, à la France, à l’Allemagne, à l’Italie, et à la Suisse aussi. La Suisse vient de se faire condamner d’ailleurs sur cette question-là. Un journaliste et politicien turc qui avait nié le génocide arménien et qui avait été condamné, a fait recours jusqu’au Tribunal fédéral en Suisse.  Le Tribunal fédéral a confirmé la condamnation, mais la Cour Européenne des droits de l’Homme a tranché et donné raison au journaliste, en invoquant la liberté d’expression. Donc c’est ce type de situations qui sont jugées par la Cour Européenne des droits de l’Homme, c’est un exemple qui tombe un peu mal pour la gauche, puisque cette Cour ne protège pas toujours l’opposition politique. Puisque la Cour n’a pas de force d’exécution et que ses décisions doivent être mises en œuvre par les Etats membres, il arrive que des condamnations tombent dans l’oubli tout simplement.

La dernière chose qui est aussi ennuyeuse, c’est que le texte de la Convention européenne des droits de l’Homme et ses principes fondamentaux datent des années 50. Les libertés garanties dans la convention européenne des droits de l’Homme sont moins étendues que celles que l’on retrouve dans la Constitution fédérale de 1999. De plus, le texte de la Convention n’est pas un modèle de démocratie, c’est pourquoi je dis que la question posée par l’UDC est un peu   embêtante d’une certaine manière, sur le texte lui-même. Je ne me sens pas tout à fait prêt à défendre les yeux fermés la Convention européenne des droits de l’Homme. Néanmoins, les textes de lois sont toujours interprétés  et, sur certains sujets au moins, les décisions de la Cour Européenne des droits de l’Homme sont un peu plus progressistes que la jurisprudence du Tribunal fédéral.

Propos de recueillis par :

Issa

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils