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« L’ampleur du « non » à l’initiative en faveur de six semaines de vacances pour tous est surprenant »

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Nicky Le Feuvre, Professeure à l’Université de Lausanne

Le peuple suisse a rejeté l’initiative en faveur de six semaines de vacances pour tous par 66,5% des voix le 11 mars dernier, ce qui a suscité de vives réactions de la part des pays voisins européens. Pour mieux comprendre ce phénomène, Voix d’Exils a choisi de donner la parole à Nicky Le Feuvre, Professeure ordinaire en sociologie du travail à l’Université de Lausanne. Interview. 

Voix d’Exils : Pouvait-on s’attendre à ce que cette initiative soit acceptée ou rejetée et pourquoi ?

Nicky Le Feuvre : Le rejet de cette initiative était plutôt prévisible. C’est davantage l’ampleur du « non » qui était surprenant, même si la plupart des commentaires soulignent les écarts entre la suisse romande et le Tessin (plutôt partagés sur cette question) et la suisse alémanique (franchement hostile à l’initiative).


Quelle est la place du travail dans la vie des Suisses ?

La Suisse fait partie des quelques pays européens où la durée moyenne du travail est très élevée. En réalité, la situation varie beaucoup selon le sexe. Les hommes suisses connaissent des durées du travail très au-dessus de la moyenne européenne, alors que les Suissesses travaillent beaucoup plus souvent que leurs voisines européennes à temps partiel.


Selon vous, que ce serait-il passé dans les années à venir si les Suisses et les Suissesses avaient accepté l’initiative ?

Défendue par l’organisation syndicale faîtière Travail Suisse, l’argumentaire en faveur de l’initiative se fondait sur deux arguments principaux : les effets délétères pour la santé des travailleurs / travailleuses de l’intensification actuelle des rythmes de travail (représentant des dépenses élevées pour l’Assurance-invalidité, notamment) et les difficultés de « conciliation » de la vie professionnelle et familiale induites par les durées élevées de travail. Pour leur part, les opposants à l’initiative ont surtout mis l’accent sur les risques en matière de compétitivité des entreprises suisses en cas d’augmentation des congés payés et ont brandi la menace d’une augmentation potentielle des taux de chômage.


Quels sont selon vous les facteurs qui ont favorisé ce rejet massif de l’initiative ?

De toute évidence, l’argument économique s’est avéré beaucoup plus convaincant que l’argument en faveur de la santé et du bien-être des salarié·e·s. Il faudrait évidemment mener des recherches plus approfondies pour comprendre précisément ce qui a motivé ce choix, mais l’on peut déjà noter que, dans toutes les enquêtes menées sur ce sujet, les Suisses déclarent des niveaux de satisfaction au travail qui sont largement supérieurs à ceux que l’on trouve dans la plupart des pays voisins. Indépendamment des conditions objectives de travail (horaires, salaraires, etc.), ces résultats témoignent surtout de l’attachement fort des Suisses à la « valeur travail » et c’est bien cela qui semble avoir primé lors de cette votation.


Pourquoi le « non » massif est-il si incompréhensible pour les voisins européens de la Suisse ?

Les résultats de cette votation ont surtout été accueillis avec une certaine incrédulité en France, où la réduction du temps de travail et l’augmentation des congés payés sont généralement perçus comme un facteur de bien-être par les salarié·e·s. Certes, les employeurs se sont également mobilisés en faveur d’un assouplissement de la Loi Aubry de 2001 sur les 35 heures, mais celle-ci demeure une référence dans beaucoup de secteurs d’activité. Lors de son adoption en France, cette mesure de réduction du temps de travail était surtout présentée comme une solution au chômage (partage du travail entre un plus grand nombre de travailleurs) et non pas comme un risque pour la performance économique du pays. Assez curieusement, pourtant, même avec ces durées réduites de travail et ce supplément de vacances (5 semaines), les Français et les Françaises se déclarent moins satisfait·e·s de leur situation de travail que les Suisses et les Suissesses…


Est-ce que deux semaines de vacances en plus améliorerait la santé des travailleurs et travailleuses suisses?

L’intensification des rythmes de travail et leurs effets négatifs sur la santé des travailleurs sont des réalités confirmées à maintes reprises dans la littérature scientifique. Il n’empêche, les recherches récentes tendent à suggérer qu’une réduction des durées quotidiennes ou hebdomadaires de travail offrirait une meilleure solution à ces problèmes, et aux difficultés de « conciliation » des temps de vie, que l’octroi de semaines supplémentaires de vacances.


Qui est selon vous gagnant avec ce rejet et pourquoi ?

Il s’agit là d’une victoire très nette pour les entreprises et les employeurs, qui ont emporté l’adhésion du plus grand nombre. Néanmoins, les syndicats peuvent se féliciter d’avoir réussi à inscrire la question de la durée et des rythmes de travail à l’agenda d’un grand débat national. De mon point de vue, avec le vieillissement de la population et l’allongement de la vie active, ce sont là des questions qui devront être prises très au sérieux par les responsables politiques au cours des années à venir.

Propos recueillis par :

Hochardan

Membre de la rédaction vaudoise de Voix d’Exils



Aucun commentaire a « L’ampleur du « non » à l’initiative en faveur de six semaines de vacances pour tous est surprenant »

  1. sophie dit :

    J’ai 31 ans et la plupart de mes amis travaillent dans une petite entreprise, un emploi plus ou moins stable et sont donc assez « fidèles » à leur employeur. J’étais quand même surprise d’entendre de leur part qu’ils avaient voté non à cette initiative, de peur de se retrouver avec encore plus de travail après leur 6ème semaine de congé! Ils ne s’intéressent non plus pas vraiment à la politique et aux tensions qu’il y a avec le système social. Je travaille dans le social, donc je suis plus sensibilisée à cette question, surtout quand on rencontre des gens qui n’arrivent pas à trouver du travail, à cause de leur âge, de leur parcours scolaire ou professionnel ne répondant pas au critère du marché de l’emploi actuel. Le manque de travail a pour moi un impact sur la santé de la population, tout comme son surplus!
    Malheureusement, je dois constater que les initiants ont perdu beaucoup de terrain quant à l’exposition de leurs arguments. On voyait et on entendait que les opposants!!!! S’il y avait eu des arguments pour pouvoir contrer ceux économiques, je pense que les initiants auraient été mieux entendus. Je ne veux pas dire que c’est uniquement de leur faute! En effet, les médias n’aident pas non plus à percevoir une autre réalité économique avec leur gros titre, relatant la baisse du chômage ou la crise! ça me frappe de voir toutes ces contradictions! Donc comment est-ce qu’une personne ne s’intéressant pas forcément à toutes ces questions, espérant simplement pouvoir trouver un équilibre dans sa vie et être heureuse, peut-elle avoir cette réflexion sur la manipulation des médias et de certains partis politiques et de « prendre le risque » de demander plus de vacances?
    Je pense qu’il y a un sérieux effort à faire du côté des personnes qui sont là pour essayer de défendre un système plus social ici… et j’en fais partie 😉

  2. chris dit :

    Totalement en accord avec le commentaire de Sophie. Sans compter que les générations actives d’ajourd’hui ont beaucoup plus d’efforts à déployer, pour bien moins de résultats. Une situation globale qui force nombre d’employés à accepter des conditions que nos parents n’avaient pas à subir (longs déplacement en raison des coûts excessifs des loyers à proximité du lieu de travail par exemple) avec pour résultat un total hebdomadaire d’au moins 50 heures consacrées à la vie professionnelle, pour 40 ou 42 payées. Et j’en passe. La génération des baby boomers a eu droit aux 30 années glorieuses d’après-guerre, évidemment avec leur part de soucis. Mais ils nous laissent un monde endetté, et nous demandent, pour financer leurs retraites, de travailler plus pour moins. Ils ont fait la fête et nous laissent le boulot. Leurs parents étaient des gens économes qui ont connu la guerre. Eux ont dépensé à outrance et mettent sur nos épaules un joug qu’eux-mêmes n’auraient jamais accepté de porter.

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